LA COURSE ENTRE LE DROIT, LA SCIENCE ET LES PASSIONS

Discours prononcé au Forum TransEurope Expert, le 12 mars 2018

Le thème du jour, le numérique, nous révèle un des défis majeurs que le droit doit affronter au XXIe siècle : la rapidité du progrès scientifique et technique. Il s’y ajoute la rapidité des changements sociétaux, eux-mêmes induits, mais pas seulement, par le progrès technique. Progrès technique et changements sociétaux obéissant eux-mêmes à des rythmes différents. La démographie africaine explose parce que l’hygiène élémentaire, prénatale, maternelle et infantile s’y est répandue avant que les sociétés locales ne maîtrisent leur fécondité. Trente ans après l’apparition d’internet, notre enseignement secondaire ne sait toujours pas comment intégrer cet outil prodigieux d’accès à l’information et à la connaissance. Et quand progrès technique et changement sociétal avancent au même rythme, c’est le droit qui peine à suivre : nos législateurs et nos juges se grattent la tête devant l’éprouvette contenant un embryon conçu hors du sein d’une femme, bientôt, peut-être, par clonage, voire, comme en Chine aujourd’hui, en ajoutant des gènes animaux.

Et puis, il y a les passions humaines. Nous nous voulons les héritiers de la froide raison de la philosophie grecque, de la sagesse austère des stoïciens ou, plus souriante, d’Epicure. Puis de la religion d’amour du christianisme. Puis de la raison des Lumières, élevés dans le culte de la méthode scientifique. Nous sommes fiers d’avoir éradiqué toute tentation de guerre entre nos peuples. Nous avons cru avoir enfin dompté nos passions collectives. Nous avons haussé les épaules quand l’Américain Fukuyama a proclamé « la fin de l’histoire », mais nous étions convaincus, nous aussi, d’avoir tourné définitivement une page de l’histoire, d’avoir définitivement vaincu l’irrationnel, d’avoir mis fin à l’âge de la folie collective. Au moins chez nous, dans nos sociétés européennes. Mais voilà aujourd’hui que, partout, l’irrationnel se venge. On ne doute pas seulement de la science, on est fier de la récuser. La croissance zéro, l’arrêt de tout progrès économique, la régression de la productivité est le rêve à la mode. L’exotisme et l’archaïsme sont l’alpha et l’oméga de la médecine bobo, les interdits alimentaires réapparaissent, revient le temps des gourous. L’instinct primitif de la recherche d’un bouc émissaire, de la haine de l’autre, qui exprime la haine de soi, resurgit dans nos sociétés les plus modernes, les plus démocratiques et, jusque-là, les plus apaisées.

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LES DEFIS DU DROIT

Le droit est ainsi soumis à plusieurs défis.

1 – Le rythme des changements. Face à une technologie nouvelle, quand faut-il légiférer ? Et à quel niveau ? Faut-il poser le principe : tout ce qui est nouveau doit être traité au niveau européen, comme le suggère l’ERT ? Eventuellement après une « expérimentation » au niveau national, la loi nationale jouant alors un peu le rôle de la jurisprudence intervenant préalablement à la loi ? On a légiféré très vite au niveau européen avec le RGPD, on va le faire avec la fiscalité du numérique. Mais sur les FinTech, le crowdfunding, la blockchain, l’état d’esprit est plutôt de laisser quelques Etats essuyer les plâtres. Quid des plateformes de services : Uber, Air BNB ?

Il n’y a pas que le numérique.

. Les drones. Rien, ni au niveau européen, ni au niveau national. Idem pour les voitures sans chauffeur.

. La recherche, notamment les biosciences.

. Les nouveaux matériaux : cf le chantier de Saclay, le bois avec des fibres de carbone. Le CSTB lui-même est dépassé. Les nano-matériaux.

Tentation du moratoire : professeur Testart. Et après ?

2 – La complexité du monde. Il faudrait inventer une nouvelle loi de Moore : tous les 18 mois les relations juridiques entre les individus des sociétés avancées se multiplient au carré.

Deux phénomènes s’ajoutent.

. La prolifération du droit. Cf les rapports du Conseil d’Etat. On passe du « nul n’est censé ignorer la loi » au « nul n’est censé connaître toute la loi » : jurisprudence Givaudan. D’où la juridicisation des relations entre entreprises, entre individus, et entre nations. Effet pervers : plus il y a de règles, plus il y a de non-respect, donc de délinquants, donc de contentieux, et le cercle vicieux est engagé.

On dit qu’il y a un sixième continent : les déchets plastiques dans l’océan Pacifique. Le septième est bien plus redoutable : le continent du bois mort des lois caduques ou obsolètes. Il faudra des millénaires avant qu’il ne se transforme en pétrole.

. Le gigantisme inexorable de la machinerie de gestion bureaucratique des politiques publiques. Là où la technique simplifie par une révolution technologique, la bureaucratie ne fait qu’ajouter, empiler et ajouter une dimension supplémentaire : la coordination. Taille de l’IPhone et de l’Arc de Triomphe. Ce n’est pas simplement le conservatisme et la défense des droits acquis des ronds-de-cuir : cf le livre sur la bureaucratie des multinationales. Les GAFAS n’ont pas pu s’empêcher de grandir jusqu’à au gigantisme et là, elles n’inventent plus.

3 – La déviation du droit. Au lieu d’être l’expression de la volonté générale, trop souvent la loi devient :

La loi-vanité. Chaque ministre veut sa réforme du baccalauréat, de la Sécurité sociale – chacun ajoute son trou à la Sécu, on en est à deux parcours de golf- sa réforme de l’apprentissage –quarante ans après, on n’a toujours pas compris les raisons de la supériorité allemande -, sa réforme du financement du logement, sa réforme de la fiscalité de l’épargne. Et cela vaut, en-dessous, pour les administrations : cf.  la doctrine DLV.

La loi-privilège, accordée à une clientèle électorale. La loi Royer. Le cas effarant de l’éco-taxe poids lourds, une abrogation-privilège, soutenue à l’unanimité après que la loi ait été adoptée à l’unanimité. Le Code le plus volumineux est le code des clientèles électorales. Parmi ces clientèles figurent des entreprises ou des dirigeants étrangers : règles d’urbanisme, fiscalité. Les « rulings » néerlandais ou luxembourgeois, ou l’art d’interpréter la loi fiscale.

La loi-émotion. Les piscines de Séguin et Raffarin. D’où les lois non appliquées dans la complicité générale.

4 – La confrontation avec l’absolu. Le religieux refait son entrée dans le débat public. Il ne souffre pas de nuances. Il est intolérant par définition. Le droit est fait pour trancher entre les nuances de gris. Si le choix est entre le noir et le blanc, nous sommes dans la théologie. Religieuse, spirituelle, idéologique ou nationaliste. Le droit est alors au service de l’abus de droit. Il légitime sa propre négation.

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LE CAS DU DROIT EUROPEEN

Construite tout entière sur le droit, l’UE est particulièrement sensible aux imperfections, faiblesses, dérives de l’état de droit.

Le droit est la légitimité première de l’Union. Historiquement, le pouvoir légitime légitimise à son tour le droit qu’il fabrique. L’Europe se caractérise par le phénomène inverse : construction politique conçue pour remplacer l’épreuve de force, le conflit permanent, la loi de la jungle, par la règle de droit, elle trouve sa légitimité première – voire unique – dans le droit qu’elle fabrique. A condition qu’il soit appliqué. Or cette légitimité est contestée.

1 – Encore assez peu par les flambées de souverainisme : échec des « cartons jaunes ».

2 – Les faiblesses communes aux droits nationaux sont aggravées au niveau européen : prolifération, retard, non application, absence de sanctions. Chaque Commission réinvente l’approfondissement du marché intérieur, l’approfondissement de l’union économique et monétaire, son paquet énergie, son Erasmus des apprentis, son économie de la connaissance, son Europe de la défense …

3 – S’y ajoutent : le double étage normatif dans le cas des directives et la « position dominante » du normatif dans les moyens d’action de l’Union.

4 – Autre handicap : le détournement de la norme européenne. Il y a deux manières saines de concevoir une norme européenne. Ou bien, elle remplace toutes les normes nationales : c’est une simplification pour tout le monde, et une économie. Ou bien, elle constitue une option offerte à tous les acteurs de l’Union à la place d’une norme nationale, dans un domaine qui relève plutôt des compétences nationales : c’est le « 29e régime », le statut de société anonyme européenne, le « contrat européen » bien connu de TEE et de sa co-fondatrice. Mais trop souvent la norme européenne est appliquée de manière perverse : cas des normes électriques et électroniques du transport ferroviaire, l’européenne s’ajoutant au 6 normes déjà existantes.

5 – Le caractère insuffisamment démocratique des législateurs de l’Union. Les ministres sont élus à deux degrés, le Parlement n’est pas élu sur la base « 1 citoyen, 1 voix » et, dans certains pays, les députés sont mal élus.

L’Union tient sa légitimité d’être une communauté de droit, s’appuyant sur des valeurs communes, mais cette seule source est insuffisante. Les valeurs sont communes à l’UE et à ses membres : la Charte et l’article 2 du TUE l’évoquent expressément. Et tous les Etats membres ont aussi la capacité de légiférer, ce sont des Etats de droit, ils y ajoutent une capacité budgétaire incomparablement plus grande que celle de l’Union, et surtout une légitimité historique affective, forgée dans l’histoire, c’est-à-dire, hélas, dans le sang. Ils n’ont pas besoin de le rappeler tous les jours pour que leurs représentants soient tentés de reprendre la main sur les procédures d’application du droit communautaire. C’était la comitologie. Ce sont aujourd’hui les actes délégués ou le statut des Agences, théoriquement européennes, en fait administrées par les 28 représentants de Etats membres – donc, plus interétatiques que communautaires.

Or, une règle non écrite de la production du droit est que le volume du droit est inversement proportionnel à la confiance entre les acteurs. Les représentants des Etats ne se font guère confiance entre eux, mais ils font encore moins confiance à la Commission, au Parlement ou aux autres institutions européennes : le Fonds du M.E.S. ne peut agir qu’à l’unanimité de ses administrateurs, et s’y ajoute l’obligation de la ratification parlementaire de deux Etats, Allemagne et Finlande.

Conséquence : la législation de niveau 1 est volumineuse ; elle est complétée par une législation de niveau 2. Celle-ci est théoriquement d’élaboration plus rapide, c’est l’équivalent du « pouvoir réglementaire » de l’article 37 de la constitution française, mais les actes délégués et les actes d’exécution sont soumis à ratification des autorités législatives de l’Union, Parlement et/ou Conseil, et celles-ci ne se privent pas de censurer les textes qui leur déplaisent : imaginons la situation dans laquelle seraient les autorités françaises si l’Assemblée Nationale rejetait en bloc les textes pris par le gouvernement en vertu de l’autorisation qui lui a été donnée de réformer le Code du travail par ordonnances.

La conséquence la plus fâcheuse de ce mode de fonctionnement est la lourdeur. Parce qu’elle doit informer, consulter et mettre d’accord plus de deux douzaines d’Etats, l’Union légifère lentement. Par manque de confiance, elle légifère de manière beaucoup trop détaillée. Dans les domaines où l’activité concernée évolue très vite, où sa dimension internationale oblige à réagir rapidement ou à négocier avec nos grands partenaires internationaux, l’UE s’inflige un handicap congénital : cas de la réglementation bancaire et financière qui, avant l’euro, dépendait d’un sous-gouverneur de la Banque centrale. Comme c’est resté le cas aux USA.