LES MALENTENDUS DE LA SUBSIDIARITE
LES MALENTENDUS DE LA SUBSIDIARITE
Quelle mouche a piqué J. Delors lorsqu’il s’est référé au principe de subsidiarité dans son discours devant le Collège de Bruges du 17 octobre 1989 ? Le mot et le principe ont été appelés à une belle fortune dans le discours communautaire et dans le droit lui-même : reconnaissance par les traités de Lisbonne, avec même la mise en place d’une procédure associant les Parlements nationaux, devenus « gardiens de la subsidiarité ».
Au départ, un principe philosophique et managérial de droit canon. Evoqué pour la première fois par Thomas d’Aquin, plus récemment par Léon XIII en 1891 dans Rerum Novarum. Avec déjà une ambigüité originelle.
D’un côté, et c’est ce qu’on en retient aujourd’hui, le niveau hiérarchique supérieur ne doit pas s’occuper d’un sujet qui peut être traité au niveau inférieur, c’est-à-dire le plus près de la personne concernée. C’est le principe du pouvoir de proximité.
De l’autre, l’Eglise, ou le pouvoir politique, ne doivent pas interférer avec la responsabilité de la famille et de l’individu lui-même, responsable de ses actes devant Dieu. C’est le principe … libéral. Au fond, David Cameron ne disait pas autre chose en évoquant la dévolution au profit de la société civile : remplacer le « Big Government par la Big Society. »
Ainsi défini dans ses deux composantes, le principe de subsidiarité est au cœur du système politique et culturel des USA. D’une part, le fédéralisme rapproche décideurs et citoyens. D’autre part, la tradition anglo-saxonne confère aux charities le premier rôle en matière d’aide aux personnes et aux familles marginalisées par le système économique. En revanche, il est contraire à la tradition jacobine, centralisatrice, étatique, unificatrice, française, tout comme à la social-démocratie d’Europe du nord.
Et pourtant, en Europe, le principe de subsidiarité est devenu un mantra obligé du discours politiquement correct, tant chez les fédéralistes que chez les souverainistes. Comme les mantras, on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais ça soulage de le prononcer.
Or, à l’usage, le principe crée plus de malentendus qu’il ne règle de problèmes. Nous appliquons peu et mal ses avantages, et nous l’interprétons de manière erronée.
En fait, derrière la philosophie du principe de subsidiarité, il y a quatre autres principes qui doivent nous servir de références complémentaires : l’étoile qui nous guide n’est pas un point lumineux unique, mais un pentagone ou une étoile de David.
1 – Sans conteste, partons toujours du principe de proximité. Oui, le pouvoir doit être exercé le plus près possible de ceux auxquels il s’adresse. Cela concerne deux niveaux :
– La répartition des compétences dans les traités eux-mêmes. Mais comment voir dans la politique agricole et dans la politique régionale une traduction de la subsidiarité ? Cela convient mieux à la politique commerciale, à la concurrence et, évidemment à la PESD et à la monnaie. Pour des raisons historiques, les premières compétences données à la CECA et au Marché commun ne s’inspiraient guère du principe de proximité, mais nous avons corrigé cela dans la répartition des compétences du traité constitutionnel.
– La gestion des politiques. C’est un niveau que nous oublions trop souvent dans les trois institutions : la Commission, pressée d’agir, les députés européens, soucieux de se valoriser devant leurs électeurs, et les membres du Sommet, qui savent qu’ils n’intéresseront les médias que s’ils traitent les sujets à la mode du moment. Et pourtant, nous devons une fois pour toutes admettre que, quoi que nous fassions, Bruxelles est plus loin que Paris, Paris que Bordeaux, Bordeaux que Bayonne. Le pouvoir européen sera toujours le plus éloigné de l’acteur individuel, donc le moins bien placé pour traiter ses problèmes, et celui auquel le citoyen-électeur est le moins attaché sentimentalement. Le traitement de dossiers individuels depuis Bruxelles est une illusion de la « bulle » bruxelloise dans laquelle nous vivons. Il n’est pas une seule PME qui soit au courant du fait qu’elle bénéficie du programme COSME. De même, les bénéficiaires du programme d’emplois pour la jeunesse ont tous été persuadés qu’il avait été conçu et financé par leur Etat membre. Erasmus est l’exception qui confirme la règle.
2 – Le principe de proximité se heurte à celui de l’intérêt communautaire. L’intérêt commun d’un groupe, l’intérêt général, ne se réduit pas à l’addition des intérêts de ses membres. C’est le paradoxe de Montesquieu : si je savais quelque chose d’utile à ma famille et nuisible à l’Etat, je choisirais l’Etat, si je savais quelque chose d’utile à l’Etat mais nuisible à l’Europe, je choisirais l’Europe, si je savais quelque chose d’utile à l’Europe mais nuisible à l’humanité, je le regarderais comme un crime. N’oublions jamais que l’intérêt général embrasse plus largement que notre propre communauté.
L’opinion publique elle-même est écartelée entre deux tentations contraires.
D’un côté, une part considérable du courrier que nous recevons, un thème obligé de tous nos propres discours européens, et la feuille de route que se donne la Commission européenne est : « l’Europe doit cesser d’embêter les gens sur des sujets secondaires et se consacrer aux grands enjeux ». Telle est bien la philosophie de la subsidiarité. Mais beaucoup de citoyens sont tentés d’en déduire que l’Europe doit s’occuper de tout ce qui est vraiment important pour notre avenir. Or, le plus important est évidemment l’éducation. Mais non : nous sommes des nations différentes, avec des modèles éducatifs différents, hérités de nos histoires différentes, et l’éducation, comme la culture, est étroitement liée à l’identité nationale. Sur l’éducation, l’Europe doit avoir la sagesse de se contenter de faciliter la libre circulation des enseignants, des étudiants et des diplômes – l’espace éducatif européen. Et aussi, nouvelle exigence sur laquelle nous devons nous pencher avec doigté mais avec une certaine urgence, l’enseignement de l’histoire : trop d’exemples récents ont montré combien, après avoir réussi le miracle historique de réconcilier nos peuples, nous formons dans nos écoles une nouvelle génération de nationalistes. De même, si nous partageons les mêmes valeurs, rassemblées dans l’admirable Charte des droits fondamentaux, nous en donnons une interprétation ou une portée différentes dans chacun de nos pays, en fonction de notre identité nationale, plus ou moins imprégnée de considérations religieuses ou philosophiques. Le « droit à la vie » ne s’interprète pas de la même manière en Suède et en Irlande. Le concept même de parenté et de famille n’est pas le même au nord et au sud, à l’ouest et à l’est. Ces différences majeures doivent être respectées. Non, tout ce qui est important n’est pas spontanément européen.
De l’autre côté, il y a l’aspiration à ce qu’on appelle de manière emphatique la « démocratie participative ». Le citoyen cultivé, formé à bac+2, ne veut pas se contenter d’élire périodiquement les décideurs, il veut participer lui-même à la décision. Et la motivation est d’autant plus forte qu’un projet le touche directement sur son lieu de vie. D’où les demandes de référendums locaux ou les mobilisations locales pour s’opposer à un aménagement, grande infrastructure, centrales énergétiques, usine, qui voit s’opposer directement intérêt particulier et intérêt général. On voit alors l’Europe sommée de soutenir les protestations locales revêtues de l’apparence d’un intérêt plus vaste que celui de la région ou de l’Etat qui autorise ou entreprend des travaux jugés « pharaoniques ».
La réponse à ces tentations, à ces sollicitations contraires est le troisième principe : l’efficacité.
3 – Le principe d’efficacité ou, plus précisément, le rapport coût-efficacité.
C’est là qu’apparaît un autre grand malentendu à propos de la subsidiarité. Les Parlements nationaux confondent subsidiarité et souveraineté. Or, le principe d’efficacité est radicalement différent de la souveraineté. La souveraineté était le principe de base à l’âge des conflits armés : d’abord l’indépendance ! Elle s’évapore littéralement dans un monde libéré de la malédiction historique de la guerre. Alors doit prévaloir le principe d’efficacité. Face aux puissances émergentes, face aux géants de la finance, face aux géants du numérique, face au Djihad islamiste, face au phénomène quasi géologique des migrations de peuples entiers, nos petits Etats sont hors d’état d’agir avec la moindre efficacité. Le Luxembourg ou l’Irlande doivent convenir qu’ils ne négocient pas à armes égales la fiscalité applicable à Apple ou Ikea. La Grèce, l’Italie, Malte ne peuvent rien contre l’invincible et tragique armada des exilés d’Afrique. Aucune de nos 28 armées nationales n’est en mesure de livrer une vraie guerre contre une puissance moyenne dotée des armements contemporains.
La clef de la répartition des compétences n’est donc pas la seule subsidiarité entendue comme principe de proximité + fonctions traditionnelles de souveraineté. C’est de savoir quel est le niveau pertinent pour chaque type de politique publique : comment avoir la meilleure efficacité pour un coût minimum, en tenant compte du respect des identités nationales ?
4 – La subsidiarité ne doit pas non plus faire oublier le principe de responsabilité. J’entends la responsabilité des élus. Or, il y a une règle non écrite de la vie politique, y compris en démocratie : tout pouvoir fuit sa sanction. L’objectif premier d’un élu est d’être réélu. Sans même s’en rendre compte, il cherche à transférer à d’autres la responsabilité de ses erreurs ou de ses décisions impopulaires. Pour cela, il dispose de deux moyens.
Le plus simple : trouver un bouc émissaire. Et là, l’Europe est une divine surprise pour les décideurs nationaux. Elle a acquis le statut de bouc émissaire institutionnel. Tant qu’il n’y a pas, pour l’opinion publique, un pouvoir européen distinct des pouvoirs nationaux et incarné comme tel, cette Union anonyme, donc qualifiée de bureaucratique et d’aveugle ou d’autiste, est un coupable inespéré. C’est « l’effet San Pançar ».
L’autre moyen, c’est de multiplier les organes politico-technico-administratifs en charge de la gestion d’un service public. La multiplication des niveaux de décision, le « millefeuilles » régulièrement dénoncé en France, répond certes au besoin de traiter chaque problème au niveau pertinent, mais sa complexité ne s’explique pas seulement par les exigences de la subsidiarité et de l’efficacité. Pour les élus, elle a aussi le mérite de brouiller leurs responsabilités respectives aux yeux des électeurs : « c’est la faute à l’autre ». Si le réseau ferré de banlieue parisienne marche mal, est-ce la faute de la société du métro, la RATP, ou celle de l’autre opérateur, la SNCF, celle de la région Ile de France, du syndicat des transports parisiens qui rassemblent toutes les collectivités concernées ou celle de l’Etat ? Personne ne souhaite trop clarifier les responsabilités. Le budget européen fournit un cas d’école : le PE décide les dépenses et se lave les mains des recettes, et les parlements nationaux, qui lèvent les recettes correspondantes, n’ont pas de mal à en renvoyer renvoient la responsabilité à l’échelon supérieur. En l’espèce, ce sont les ministres des finances qui jouent de leur double casquette, nationale et européenne, et nul n’y voit que du feu.
La responsabilité exige que chaque niveau politique ait sa charte de compétence, ses propres élus, son administration, ses ressources fiscales et sa capacité de communication auprès de ses électeurs. Depuis le premier jour, l’Union est victime d’un handicap génétique de communication.
5 – Enfin, il est temps de poser et d’appliquer le principe de constance.
Point de départ : la loi inexorable de la « double pyramide ». A la fin des fins, la décision suprême appartient au sommet : « the buck stops here ». Mais l’addition des décisions pèse sur le « même » individu. Qui doit appliquer toutes les règles. Et payer toutes les dépenses. Que la décision soit prise à Bruxelles ou à Paris, elle s’impose à l’individu. Que l’impôt soit affecté au niveau local, régional, national ou européen, c’est toujours le même contribuable qui paye. C’est l’image de Zeus en haut et d’Atlas en bas, qui supporte tout le poids de la terre et des créations de Zeus. Le sommet de la pyramide, d’un côté, et, en-dessous, la pointe de la pyramide bureaucratique inversée.
D’où l’importance du « principe de constance ». L’Europe se construit à coûts constants. A dépenses publiques constantes, à fiscalité constante, à effectifs administratifs constants – évidemment toutes choses égales par ailleurs. Ce n’est pas parce que nous transférons la compétence au niveau européen – le raisonnement vaut aussi, en sens inverse, pour la décentralisation – que cela doit coûter plus cher pour le contribuable. A un moment où le budget européen va fatalement exploser, nous ne pourrons avoir le soutien minimum nécessaire de l’opinion publique que si nous sommes capables, non seulement d’affirmer, mais de démontrer que l’intervention européenne permet une efficacité plus grande pour un coût identique, ou un coût moindre pour une même efficacité, voire une meilleure efficacité pour un coût en baisse.
Curieusement, c’est un aspect auquel personne ne s’est jamais intéressé. Ni dans les institutions, ni dans les Etats membres, ni même dans le monde académique ou les think tanks. Or, cela devient une dimension essentielle de la gouvernance publique, et tout le monde y a intérêt. A commencer par les Etats membres, qui doivent assumer l’impopularité de baisses de dépenses publiques et de l’augmentation des impôts, et qui trouveront intérêt à transférer dépenses et impôts à un autre niveau. Non pas en catimini mais en pleine lumière.
Pour être crédible, l’opération doit se faire sous le contrôle d’une autorité indépendante. La solution la plus évidente serait de mettre en réseau les Cours des Comptes européennes. A charge pour elles de vérifier deux choses :
– Chaque transfert de compétence s’accompagne du transfert correspondant des personnels, des crédits et de la ressource fiscale nécessaire.
– Et, au final, 1 euro de plus dépensé « à Bruxelles » permet d’économiser plus de 1 euro dans les Etats membres.
On peut s’étonner que l’Union ait créé à ce jour 34 agences, un service d’action extérieure et maintenant un corps de gardes côtes et de gardes-frontières sans s’être jamais livrée à un tel exercice.
Alain Lamassoure