“Ma chère Europe, je pars”: ces députés qui disent adieu à l’UE, Paris Match, 24 avril 2019

Paris Match | Caroline Fontaine

De g. à d. : Pervenche Berès (PS), élue en 1994, 5 mandats. Françoise Grossetête (LR),élue en 1994, 5 mandats. Alain Lamassoure (ex-LR), élu en 1989, 5 mandats.
De g. à d. : Pervenche Berès (PS), élue en 1994, 5 mandats. Françoise Grossetête (LR),élue en 1994, 5 mandats. Alain Lamassoure (ex-LR), élu en 1989, 5 mandats. Ilan DEUTSCH

 

C’était leur dernier mandat. Certains d’entre eux ont passé plus d’un quart de siècle au Parlement européen. Ils racontent une vie au service de la France et de l’Europe.

Les plus anciens sont là depuis 6 mandats déjà (même 7 pour Jean-Marie Le Pen), soit trente ans d’hôtels, de valises, de trains et d’avions attrapés au vol, de journées de douze heures du lundi au jeudi. Une vie entre leur domicile, Strasbourg au Parlement une fois par mois, Bruxelles pour les commissions le reste du temps, et les enfants que l’on ne voit plus. « Je n’ai jamais accompagné les miens à l’école », confie la socialiste Pervenche Berès, dont le dernier avait 18 mois à son entrée au Parlement en 1994. L’Europe s’est construite avec eux. « Lors de mon premier mandat, en 1989, se souvient Alain Lamassoure, le mur de Berlin n’était pas tombé. Le Parlement était un forum de débats limité aux 12 pays membres de la Communauté économique européenne », la fameuse CEE des livres d’histoire.

« A mon arrivée en 1994, raconte Françoise Grossetête, j’avais un porte-monnaie pour les francs français et un autre pour les belges. » Le Parlement actuel sortait de terre, les députés se connaissaient tous, les locaux étaient à taille humaine, on ne passait pas son temps à le perdre dans les dédales de couloirs, d’ascenseurs, d’étages. Le téléphone portable faisait ses premiers pas, dans des modèles énormes, les ordinateurs n’étaient pas courants, il fallait se trimbaler des kilos de dossiers, le Thalys n’existait pas, on prenait des trains avec des wagons-restaurants où, se souvient Pervenche Berès, « on était servi à table sur une nappe ».

Parmi les 74 sortants, les frontistes Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, les Républicains Alain Lamassoure et Françoise Grossetête, la socialiste Pervenche Berès sont là depuis 5 mandats ou plus. D’autres, comme Elisabeth Morin-Chartier, Tokia Saïfi, Nathalie Griesbeck ou Vincent Peillon, en ont 3 ou 4 au compteur. Tous arrêtent cette année. Certains, très actifs, comme José Bové ou Eva Joly, ont décidé, après 2 mandats, de ne pas se représenter. « C’est épuisant », dit celle-ci. Ici, un bon député est un député qui travaille beaucoup et voyage souvent. Chaque pays membre a son histoire politique, ses fractures idéologiques. Alors, confie Lamassoure, « pour fabriquer des lois pour 28 pays, il faut les comprendre et donc s’y rendre ». Le mandat est technique, « ça oblige à se faire une spécialité », ajoute Morin-Chartier. Surtout, comme aucun groupe n’a de majorité, si on veut gagner, il faut se fabriquer un réseau, apprendre à bâtir des consensus et négocier des compromis. « La gauche de la gauche peut voter avec les conservateurs », sourit Bové.

« Avant, on s’occupait de politique industrielle, se souvient Berès. Aujourd’hui, les principaux sujets sont la finance, la fiscalité et l’environnement. » Les lobbies étaient peu présents, « ils ne venaient même pas voir les gens de gauche », s’amuse-t-elle. « C’était une époque enthousiasmante, dit Grossetête. On était là pour aider les gens à retrouver le chemin de la démocratie. » Ils ont connu l’élargissement à 15 en 1995, à 25 en 2004, jusqu’à 28 en 2013, et ils ont inventé l’euro. « Après 2008, c’est devenu plus compliqué, ajoute-t-elle, avec les crises financière, migratoire et climatique. La montée des nationalismes a changé l’atmosphère : il y a maintenant un manque d’esprit communautaire. » Lamassoure complète : « Nos plus grands ennemis sont les Etats membres. Ils ne pensent qu’à leurs intérêts. » En 2017, il a claqué la porte des Républicains en en dénonçant la dérive « conservatrice ». Un an après, Morin-Chartier faisait de même.

Des regrets, il en faut bien, ils en ont. « Le Brexit, dit Griesbeck, a montré que l’Europe était trop illisible, trop éloignée. » En France, notamment. « On n’a jamais expliqué ou célébré l’Union, s’attriste Grossetête, alors qu’ailleurs l’élargissement a donné lieu à de grandes fêtes. Les Français vivent recroquevillés sur eux-mêmes. » L’élection en 2014 de 24 députés FN – désormais la première délégation française – a « affaibli considérablement notre influence », s’inquiète Tokia Saïfi. Lamassoure ajoute : « C’est un échec personnel de n’avoir jamais intéressé les rédactions et de ne pas avoir fait école auprès des jeunes. » Aux députés élus à l’Assemblée nationale, il a dit : « Soyez ambitieux, rêvez d’être commissaire européen, parce qu’un commissaire a bien plus de pouvoir qu’un ministre. » Il n’a pas convaincu : « La nouvelle génération de députés veut exister à Paris. Or pour être influent ici, il faut consacrer tout son temps à l’Europe. » Ancien ministre, ex-porte-parole du deuxième gouvernement d’Alain Juppé et habitué des plateaux télévisés, il a fait, en « choisissant le chantier européen, le deuil d’une carrière nationale ainsi, dit-il, qu’un cruel vœu de chasteté médiatique ». Ces quinze dernières années, il n’a été invité qu’une seule fois à la télévision et c’était à 22 h 30 pour autre chose que l’Europe.

Pourtant, eux, l’Europe, ils y croient de toutes leurs forces. Les écouter, c’est regarder un paysage que l’on croit connaître sous un angle différent. Durant ces années, ils ont, disent-ils, changé le monde. « Nous avons obtenu des avancées essentielles sur les conflits d’intérêts et les lobbies », assure Bové. « Sur les médicaments pédiatriques et ceux pour les maladies rares », ajoute Grossetête. « Sur le droit des enfants », complète Griesbeck. « Nous avons créé un espace judiciaire européen », se félicite Joly. « Récemment, outre la directive sur le droit d’auteur – un triomphe pour la France –, nous avons voté le statut des travailleurs détachés, le règlement général sur la protection des données, des mesures contre le terrorisme et, grâce à l’initiative citoyenne européenne, les télécommunications dans l’espace européen ne sont plus surfacturées, énumère Lamassoure. Notre Parlement est l’un des plus efficaces au monde : nous sommes 751 députés venus de 28 pays différents, parlant 24 langues, appartenant à des dizaines de partis regroupés en 8 groupes politiques et, tous les ans, nous trouvons une majorité aux deux tiers pour voter le budget ! » Tous, ou presque, auraient bien rempilé. Et ils s’inquiètent de l’important renouvellement du futur Parlement. « Les dossiers et le fonctionnement sont complexes, il faut des anciens, explique Morin-Chartier. Les Allemands l’ont compris, leur délégation est “scientifiquement” organisée : un mandat pour apprendre, un pour comprendre et un dernier pour diriger. »

Leurs enfants ont grandi, leurs couples se sont souvent défaits, d’autres se sont construits, nos députés ont soufflé 50 bougies, puis 60 et maintenant pour certains 70. En ce mois d’avril, ils ont fait leurs adieux – Lamassoure et Berès, appartenant à des camps opposés, ont organisé un pot de départ conjoint. Elle a dû s’occuper de « fermer la maison », licencier les assistants historiques sans savoir si demain d’autres prendraient le relais – le PS pourrait ne plus avoir d’élu. A Bruxelles, Bové a rendu les clés de l’appartement qu’il occupait avec ses assistants. A Strasbourg, Lamassoure a fermé une dernière fois la porte de sa chambre d’hôtel. Pendant vingt ans, trois nuits par mois, il a réservé la même. A Bruxelles aussi, il vivait à l’hôtel.