En Europe, une vision partagée de l’Histoire pour avancer ? – Touteleurope.eu
Des lycéens du Grand Paris ont échangé avec des historiens, le 5 octobre. Programme d’histoire unifié dans l’Union européenne, rôle de l’enseignement de l’histoire par rapport au Brexit et aux nationalismes, prise en compte des diversités culturelles, tabou sur les Empires coloniaux européens… Pas simple de (ré)concilier tout le monde.
Les élèves de trois lycées ont parlé d’Europe avec des historiens – Crédits : Marie Guitton / Toute l’Europe
“La France a été en guerre avec tous les pays de l’Union européenne à un moment ou à un autre, à l’exception du Danemark. L’histoire de notre continent, c’est d’abord l’histoire de la Guerre. La construction européenne en est une réaction.” La ministre en charge des Affaires européennes, Nathalie Loiseau, a participé vendredi 5 octobre à la conférence “Mieux enseigner l’Histoire pour construire la paix”, en présence de représentants des ambassades italienne, hollandaise, espagnole, portugaise et suédoise.
Au très branché Consulat de la Gaieté, dans le sud de Paris, les regards d’une centaine de lycéens ont convergé vers un panel d’historiens, installé sous les étoiles du drapeau européen.
Pour mieux contrer les “mouvements nationalistes” qui renaissent fortement en Europe et qui “s’appuient sur un enseignement de l’Histoire volontairement biaisé“, la ministre exhorte les “jeunes générations” à faire vivre l’idéal de paix des pères fondateurs de l’UE, et encourage une “approche scientifique” des faits.
Mais cette approche existe-t-elle ? “L’Histoire ne sera jamais une science dure“, commente l’eurodéputé Alain Lamassoure (PPE), organisateur de la rencontre avec son association Pax Europa, qui a pour objet d’“analyser les programmes et les manuels scolaires dans chaque pays de l’Union européenne afin de comprendre comment l’Europe est perçue et racontée“.
Réconcilier les visions historiques ?
L’un des “grands défis” des années qui viennent sera d’organiser un débat entre les visions qui s’opposent sur le Vieux continent, selon l’historien Édouard Husson. Mais il s’interroge : “Est-il possible d’accepter qu’il n’y ait pas qu’une seule vision de l’Europe ?”
Dans le loft en friche du 14e arrondissement, des mains se lèvent. Les lycéens venus des établissements Armand Carrel (Paris 19e), Pasteur (Neuilly) et Marcelin Berthelot (Pantin) se demandent si un programme unifié dans les États membres a déjà été envisagé pour enseigner une seule et même Histoire de l’Europe, ou a minima de la construction européenne. A défaut, souligne Alain Lamassoure, comment faire émerger une citoyenneté partagée, un “esprit européen” ?
Des historiens français et allemands sont parvenus à publier un manuel scolaire commun en 2006. “Ce qui nous a donné le moins de difficulté, c’est la Seconde Guerre mondiale, car les Allemands ont fait un formidable travail de mémoire, raconte Guillaume Le Quintrec, co-auteur. Mais sur la Première Guerre mondiale, c’était plus compliqué, parce que de chaque côté nous avons entendu dire que c’était la faute de l’autre…”
A Bruxelles, la Maison de l’histoire européenne propose quant à elle des expositions dans toutes les langues officielles de l’UE. “La décision a été prise rapidement de ne pas faire une accumulation des histoires nationales, mais de trouver des phénomènes transnationaux pour représenter l’Histoire européenne“, explique Laurence Bragard, médiatrice culturelle. Mais cette représentation n’est pas partagée pour autant : “ça suscite des discussions, et c’est très bien. Moi je suis belge, et j’interagis avec le musée en fonction de mon histoire.”
D’un point de vue technique, l’accès aux sources, pour les chercheurs, est également limité en fonction des langues qu’ils parlent. Dès lors, comment concilier les points de vue de 27 ou 28 pays ? Pour les lycéens, la question se pose à l’échelle même de la France.
Faire preuve de “lucidité” sur son passé
“On est ici dans la rue Vercingétorix, le chef des Gaulois, on va parler d’histoire“, lance Alain Lamassoure en préambule de la rencontre. Mais les racines culturelles et familiales des Français dépassent aujourd’hui largement Gergovie et Alésia. “Au vu de l’étendue des programmes d’histoire-géographie au lycée, et du nombre restreint de chapitres abordant les questions de la mémoire de la colonisation et de l’esclavage, n’y a-t-il pas un risque que ces chapitres finissent par ne plus être traités par les enseignants ?“, s’inquiètent ainsi les élèves du lycée Marcelin Berthelot de Pantin (lire ci-dessous).
“C’est vrai que nous sommes assez obsédés par l’idée que nous construisons l’Europe, donc il faut parler des guerres, mais ça peut être mal vécu par un élève qui n’y apprend rien sur les origines de ses ancêtres“, note Édouard Husson. “La difficulté, c’est d’arriver à parler de tout“, souligne-t-il, en précisant que l’intégration, qu’elle soit européenne ou au sein des frontières nationales, repose sur une certaine dose de “lucidité” des pays sur leur passé. “L’Europe, c’est peut-être l’une des plus belles réussites de l’enseignement de l’Histoire“, observe-t-il en fin de compte.
L’eurodéputé Lamassoure acquiesce : “Nous devons avoir le courage de faire en sorte que, chaque fois qu’il y a eu des massacres, les enfants des victimes pardonnent et les enfants des bourreaux se souviennent. On commence à y arriver à l’échelle européenne. Et en 2013-2015, un travail extrêmement intéressant a été réalisé sur l’Histoire des rives européenne, moyen-orientale et africaine de la Méditerranée. Sous la présidence d’un historien marocain, un groupe d’une quinzaine d’historiens s’est mis d’accord pour avoir une présentation commune sur des sujets extrêmement sensibles comme les croisades ou les relations israélo-palestiniennes. Naturellement, c’est au niveau des historiens ; ça n’est pas encore au niveau des politiques…”
Favoriser une “connaissance mutuelle“
Un élève pose ensuite une question sur le Brexit : l’enseignement de l’histoire aurait-il pu l’éviter ? “Quand nous parlons d’Europe, les Anglais et nous, nous ne parlons pas de la même chose“, témoigne Alain Lamassoure. “Évidemment, ce n’est pas à l’Histoire de rapprocher les peuples, mais ce qui a marqué le référendum, c’est le manque d’information et une vision nostalgique de l’Histoire, répond Nathalie Loiseau. Le Royaume-Uni s’est cru au 19e siècle, estimant qu’il pouvait se passer de l’Europe car il a le Commonwealth.”
L’Histoire est là pour éclairer l’avenir, mais “elle n’est pas là pour faire la propagande de l’Union européenne“, précisent plusieurs historiens. Pour Louis de l’Escalopier, son rôle serait surtout de “favoriser une connaissance mutuelle“.
“Des pays européens ont colonisé des pays africains. Il faut en parler”
Souare Diariou, 17 ans, et Bonheur Bouandzobo (photo), 18 ans, en Terminale ES option sciences politiques, au lycée Marcelin Berthelot de Pantin.
Que reprochez-vous à l’enseignement de l’histoire européenne en France ?
Souare : “On a préparé cette rencontre avec nos professeurs. On a remarqué qu’il y a beaucoup de guerres qui reviennent en cours. C’est important de les étudier, mais on a dit qu’on en parle beaucoup trop, et pas assez de la colonisation ou de l’esclavage par exemple. En Europe, il y a des pays qui ont colonisé des pays africains. Il faut en parler, comme on parle de la Shoah.
Bonheur : Certains sujets sont traités moins que d’autres. Pourtant, ils ont aussi une certaine importance…”
Vous sentez-vous Européens ?
Souare : “Je voyage beaucoup en Europe avec mes parents, mais je ne me sens pas spécialement européenne. J’aimerais bien pouvoir faire un échange plus tard, dans le cadre de mes études supérieures.
Bonheur : En tant que lycéen, je pense qu’on n’a pas encore assez voyagé pour se sentir européen.”