Europe : ouvrons la chasse aux fantômes ! (Tribune dans Le Point)
Tribune publiée dans Le Point (16 mai 2018), à retrouver à cette adresse.
“C’est entendu : l’Europe ne fait plus rêver. Mais laquelle de nos démocraties peut se vanter de faire rêver ses propres citoyens ? Laquelle a même un vrai projet national ? Les campagnes électorales récentes l’ont montré : les partis français se sont départagés sur la manière de ne plus différer les réformes d’hier, les partis allemands sur la manière de poursuivre la politique précédente ; les partis italiens se sont livrés à un concours d’imagination pour dépenser des fortunes imaginaires. Le projet de Trump est de ramener les États-Unis à leur grandeur de la guerre froide, les brexiters imaginent l’Angleterre revenue au temps de la reine Victoria, tandis que la référence de Victor Orban est la Hongrie de la reine Sissi. L’avenir n’est écrit nulle part. Le passé est chanté partout.
Cette nostalgie collective ne serait pas préoccupante s’il ne s’agissait pas d’un passé recomposé, largement fantasmé. Comme si nos peuples ne pouvaient se guérir des utopies futuristes mortifères du siècle dernier qu’en se réinventant le passé de leurs rêves. Or, se mentir sur son passé, c’est se tromper sur son présent et s’interdire de bâtir son avenir : la règle vaut pour un peuple comme pour un individu.
Tant qu’à regarder en arrière, osons l’introspection. Affrontons ces vieux fantômes qui hantent encore nos consciences collectives et qui faussent insidieusement nos jugements. Chaque nation a les siens. Étendons quelques patients sur le divan du bon docteur Freud.
Les plaies sans cesse ravivées de la Pologne
Aussi ancien que la Pologne, et au cœur de son identité, est son sentiment de victimisation face à la rapacité de ses voisins immédiats et à l’indifférence des plus lointains. De la honteuse passivité française derrière la ligne Maginot aux griefs contemporains contre le « plombier polonais », en passant par la réprimande hautaine de Jacques Chirac invitant nos futurs partenaires européens à se taire plutôt qu’à le critiquer, les Français n’ont que trop contribué à alimenter ce sentiment. Nous oublions trop vite que la Pologne a perdu le quart de sa population dans la dernière guerre mondiale : l’équivalent, en proportion, de dix millions de Français !
Aujourd’hui, au sein de la famille européenne définitivement pacifiée, la Pologne a réalisé son rêve national inaccessible : elle est libre, prospère, démocratique, influente sur tous ses voisins. Mais du coup, le besoin de victimisation inscrit dans son ADN national ne sera jamais assouvi : il n’a plus lieu d’être. Depuis 1990, la Pologne a fait des efforts méritoires pour regarder en face sa relation, autrefois tumultueuse, avec la Lituanie, comme avec l’Ukraine. Mais le tribut qu’elle a payé dans la guerre est sans doute trop lourd pour lui faire admettre le rôle trop évident que des paysans et des citadins polonais ont joué dans la persécution des juifs locaux. De même, le joug russe a été suffisamment pesant pour qu’il soit facile aux dirigeants actuels de plaider que les suppôts de Moscou sont toujours tapis dans l’administration, la justice et les médias polonais, et pour entretenir la fake news d’un attentat russe contre l’avion du président Kaczynski. Le frère jumeau du président défunt n’affronte pas les fantômes de la Pologne, il les ranime pour renforcer son propre pouvoir. Ce faisant, il rouvre des plaies douloureuses au sein du peuple polonais, et isole son pays du reste de l’Europe et du monde à travers la réécriture de son histoire.
L’Italie, la quête d’un État national
Cinquante gouvernements depuis 1958 : l’Italie est malade. Contrairement au mot fameux d’un des pères de l’unité italienne, cent cinquante ans après celle-ci, il y a bien des Italiens, mais il n’y a toujours pas d’Italie, au sens d’un État italien : la péninsule est tantôt ingouvernable, tantôt ingouvernée. Le fantôme italien ? C’est l’ombre formidable de l’Empire romain. L’Italie a d’abord été malade d’avoir voulu retrouver la grandeur romaine – la marche de d’Annunzio sur Fiume, les aventures méditerranéennes de Mussolini –, puis elle a souffert d’avoir compris qu’elle n’y parviendrait jamais : à quoi bon l’Italie, si Rome n’est plus dans Rome ? Un moment, les Italiens ont cru qu’une Europe fédérale pourrait les dispenser d’avoir leur propre État national. Mais non, il y a bien une nation italienne, avec deux cultures, compatibles, mais immiscibles. Le fossé économique, politique et culturel entre le Nord alpin et le Sud méditerranéen ne cesse de se creuser, mais ce n’est pas Bruxelles qui réconciliera Milan et Naples, pas plus que Madrid et Barcelone. Les Italiens ne feront pas l’économie de bâtir un vrai État italien.
Le déni français
La France aussi a ses fantômes. Ceux de l’Occupation ont fini par disparaître. Mais pas ceux de la colonisation, et surtout de la guerre d’Algérie. Depuis 1962, nous avons tout faux dans la manière d’en panser les plaies et d’en traiter toutes les conséquences. La patrie n’a pas su accueillir ceux qu’elle appelait pourtant les « rapatriés », ces Français d’Algérie bernés par le « je vous ai compris ! » de De Gaulle : elle en a eu honte. Ceux des harkis que la France n’a pas abandonnés délibérément à la vindicte sanglante du FLN ont été traités comme un prolétariat analphabète. Tabors marocains, spahis algériens, tirailleurs sénégalais : tous ont eu droit à l’égalité républicaine, celle de l’ingratitude. Par mépris, nous n’avons pas traité les besoins et les problèmes propres à nos musulmans avant que l’islam ne se radicalise. Nous avons vite oublié que la renaissance de l’extrême droite, avant même Jean-Marie Le Pen puis avec lui, s’est d’abord fondée sur les rancœurs de la tragédie algérienne. Dans les manifestations des « potes » des années 1980, puis dans les émeutes des banlieues de 2005, nous n’avons vu que des accès de fièvre de jeunes victimes des ratés de l’urbanisation récente : on traitera les dealers par la matraque et le karcher, et les tours inhumaines par la boule des démolisseurs. Et quand les mêmes quartiers sont devenus les foyers de l’islamisme radical, on n’y a vu qu’un nouveau problème de sécurité intérieure et une provocation grossière contre la laïcité.
Mais cinq cents quartiers qui s’embrasent dans toute la France, ce n’est pas une affaire d’urbanisme. Aujourd’hui, 20 000 jeunes considérés officiellement comme radicalisés, et potentiellement terroristes, voire suicidaires, ce n’est pas un problème de police. C’est toute une communauté – quel autre nom lui donner ? – qui ne trouve, ni avenir individuel ou collectif, ni modèles de référence, ni même ancrages naturels dans notre chère République. Et quand la prière du vendredi rassemble plus de fidèles que la messe du dimanche, le rappel angoissé des origines chrétiennes de la France est le contraire d’une réponse au problème : c’est un aveu d’échec. La France n’ose toujours pas affronter son passé de puissance coloniale, les tragédies de la décolonisation, et ses conséquences sur son propre sol et sur ses relations avec l’Afrique du XXIe siècle. Or, c’est la condition nécessaire pour apaiser tous nos compatriotes, et pour unir les citoyens d’origines différentes qui composent aujourd’hui le peuple français.
Depuis 1962, nous avons tout faux dans la manière de panser les plaies de la guerre d’Algérie et d’en traiter toutes les conséquences
Il y a d’autres fantômes, ailleurs. Hier, il y a eu la tragédie du Pays basque, aujourd’hui c’est la comédie en Catalogne : l’Espagne n’a pas encore cicatrisé les déchirures du passé. Cent ans après la loi du Home Rule, qui rattachait les six comtés d’Irlande du Nord au Royaume-Uni, le Brexit ranime des monstres jamais vraiment endormis.Le fait que l’Autriche ait été le seul pays à ne pas procéder à une dénazification après guerre explique-t-il la facilité avec laquelle la droite et la gauche autrichiennes se disputent sans complexes les faveurs du FPÖ, nostalgique d’un passé sulfureux ?
Ces souvenirs mal enfouis dans le subconscient national pèsent aussi sur la politique européenne. Sans que l’Union y puisse grand-chose : s’il est un domaine qui relève par nature de la souveraineté nationale, c’est bien le contenu de la mémoire nationale et la manière d’en traiter les maladies.
Allemagne : le refus de la puissance
Ainsi, trois quarts de siècle après la chute du nazisme, la honte collective continue de peser sur toute l’Allemagne. Sa formidable volonté collective de rachat a été l’un des moteurs majeurs de l’engagement sans faille de l’Allemagne dans la construction européenne : Adenauer l’a exprimé dès le premier jour en acceptant le plan Schuman du pool charbon-acier. En 1992, si Helmut Kohl a eu le culot d’imposer l’euro à son peuple hostile, c’est parce qu’il tenait absolument à ce qu’une Allemagne réunifiée soit ancrée dans un cadre politique européen, bâti sur la monnaie commune : il fallait éviter de faire renaître des tentations nationalistes à l’intérieur et des craintes compréhensibles chez les survivants des massacres. De même, l’Allemagne s’est toujours voulue le meilleur allié des pays voisins candidats à l’entrée dans l’Union, notamment de ceux qui avaient le plus souffert de la dernière guerre : elle y trouvait une rédemption, là où la France craignait une dilution.
Mais l’obsession de se démarquer de tout ce qui pourrait rappeler la menace d’un Reich allemand a une contrepartie : le refus de l’Allemagne de s’engager dans toute politique de puissance, même européenne. Aussi banale que populaire dans les discours français, la formule « d’Europe-puissance » (opposée à « Europe-espace ») est littéralement intraduisible en allemand, sauf à employer le mot maudit de « Macht ». Concrètement, l’engagement de ses troupes est soumis à un vote préalable au Bundestag, qui participe aussi au suivi des opérations sur le terrain. Quand il s’agit de guerre et de paix, fondamentalement, l’Allemagne ne se sent plus légitime : elle atermoie. En première ligne sur tous les fronts de la diplomatie commerciale et économique, Berlin s’efface dès que le canon menace de tonner – l’engagement d’Angela Merkel sur l’Ukraine a été une heureuse exception. Si une politique étrangère et militaire commune n’a pas encore vu le jour, c’est parce que, dans la petite classe européenne, l’élève anglais sèche le cours, l’allemand montre une dispense médicale et le français est trop heureux de se proclamer prix d’excellence – par défaut.
Le 4e joueur
Un cas particulièrement douloureux, où l’addition des fantômes des uns et des autres paralyse la diplomatie européenne est le conflit israélo-palestinien. Souvenir de la Shoah oblige : l’Allemagne considère qu’elle n’a pas d’autre choix que de soutenir le gouvernement israélien du moment, quelle que soit sa politique. Épigénétique de l’après-colonisation : France et Grande-Bretagne se veulent les soutiens naturels de la cause palestinienne.
Pourtant, quelles que soient l’ancienneté et l’âpreté du conflit, il ne concerne directement que 10 millions de personnes : sa taille était à la portée d’une diplomatie occidentale complémentaire intelligente, d’autant que les deux parties dépendent fortement de leurs soutiens occidentaux de toute nature. Les États-Unis eux-mêmes penchant fortement du côté israélien, la vocation des Européens est évidemment d’équilibrer la balance – à condition qu’ils se mettent d’accord entre eux. En février 2002, j’ai eu l’occasion de poser la question à Yasser Arafat à Ramallah, entre deux bombardements israéliens : « Pourquoi n’avez-vous pas signé, l’an dernier, à Camp David, alors que vous approuviez la totalité du projet d’accord ? – J’allais le faire, a-t-il répondu. J’avais le stylo dans la main. Et puis j’ai vu en face de moi Bill Clinton et Ehud Barak, souriants. Nous étions à deux contre un. J’ai craint instinctivement un piège. » Personne n’avait eu l’idée d’inviter un 4e joueur, pour transformer ce poker menteur en partie de bridge : l’Europe restait en proie à ses démons. Seize ans après, elle l’est toujours. Et les puissances occidentales sont désormais hors-jeu du nouveau Moyen-Orient.
Nous avons vécu deux millénaires de guerre civile européenne, interminablement renouvelée, et fréquemment exportée : tous les Européens le savent désormais. Sauf leurs livres d’histoire. À chacun de nos peuples de faire la lumière dans sa propre maison, pour en exorciser les fantômes. Il sera alors possible d’écrire tous ensemble un « récit européen », dont le but ne sera pas l’oubli, mais la paix. Et d’ancrer enfin de vrais projets nationaux dans un projet européen commun, tout entier consacré à l’avenir.
Alain Lamassoure.”