Article du Point : “Dumping fiscal : comment les technocrates détricotent les projets européens”

Dumping fiscal : comment les technocrates détricotent les projets européens

Alors que Paris et Berlin travaillent à l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés, dans les faits, à Bruxelles, leurs administrations sapent leur volonté.

Par Emmanuel Berretta

Publié le 28/03/2018 à 12:07 | Le Point.fr

Depuis 18 mois, c’est dans le secret du « groupe de travail » du conseil Ecofin que les représentants des administrations fiscales européennes travaillent à l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés. « Ils y travaillent peu et mal », s’insurge l’eurodéputé Alain Lamassoure (groupe PEE, droite européenne), qui dénonce un travail de sape mené par des fonctionnaires consistant à vider de toute substance la première proposition de directive ACIS (assiette commune de l’impôt sur les sociétés) émanant de la Commission.

À ce stade, les ministres des Finances qui siègent au conseil Ecofin ne se sont toujours pas emparés du sujet. Ce sont donc des représentants des administrations fiscales qui débroussaillent le terrain dans ce « groupe de travail ». Or, les dires d’Alain Lamassoure ont été confirmés par le commissaire Moscovici (en charge de la fiscalité) qui dispose des mêmes informations…

Lamassoure : « Dans ce texte, il n’y a plus rien ! »

Que se passe-t-il dans les faits au sein de ce groupe de travail ? La France et l’Allemagne ont pris les choses en main pour établir une position commune et tenter d’avancer. Des représentants des États membres d’un deuxième groupe n’ont pas reçu de consigne de leur gouvernement et ont donc laissé faire. Enfin, un troisième groupe, celui des pays hostiles à toute législation européenne en la matière, a décidé de ne pas intervenir pendant un an en laissant venir le couple franco-allemand.

Pour harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés, il faut convenir de règles communes s’agissant des niches fiscales, par exemple, sur la recherche. Une règle commune aurait pu être élaborée, « mais la France et l’Allemagne ont finalement décidé de s’en remettre au principe de subsidiarité, relève Alain Lamassoure. De sorte que chaque pays, in fine, fera ce qu’il veut. Idem s’agissant de la neutralité fiscale du mode de financement des investissements (1). Là encore, au nom du principe de subsidiarité, chaque État membre sera libre d’en décider. Au bout du compte, dans ce texte, il n’y a plus rien ! »

Un précédent : la TVA détournée du budget européen

Or, il ne s’agit ici que d’une première directive qui devait être adoptée avec sa « petite sœur », ACCIS (l’assiette commune, consolidée celle-là, de l’impôt sur les sociétés). Dans le premier texte, on harmonise, dans le second, on consolide. « Le groupe de travail n’a examiné que le premier texte et attend des instructions pour le second. Mais c’est déjà vain. Que voulez-vous consolider quand auparavant on n’a rien harmonisé ? ironise Alain Lamassoure, outré par le procédé. Même quand il y a une vraie volonté politique, les administrations fiscales résistent et ne veulent pas perdre leur pouvoir. »

Alain Lamassoure en sait quelque chose grâce à sa longue expérience parlementaire à Strasbourg. L’exemple typique d’un détricotage fiscal du même calibre a été mené à propos de la part de la TVA qui devait alimenter le budget européen. Lorsqu’il a été décidé d’harmoniser l’assiette de la TVA, il y a 25 ans, il a décidé qu’une petite part – 1,4 % – alimenterait le budget européen. Mais les administrations fiscales ont repris la collecte de la TVA et ont commencé à opérer une retenue sur le reversement de la TVA au budget européen, prétextant des « frais de collecte ». « Au début, ces frais étaient de 5 %, puis on est passé à 10 %, 15 %… Et de fil en aiguille, on avoisine aujourd’hui les 80 % ! Autant dire que les États membres se sont réapproprié ce petit pourcentage de la TVA qui devait abonder le budget européen. »

Lemaire et Scholz attendus au tournant

La question se pose plus cruellement au moment où, du fait du Brexit, le futur budget européen devra se passer de la contribution britannique (environ 13 milliards d’euros par an), où les nouveaux défis (défense, sécurité, migrations, numérique…) exigent de rehausser le niveau de jeu européen face aux grandes puissances, et où certains États membres sont travaillés par des forces eurosceptiques ou europhobes. Mais si en plus les administrations fiscales ne jouent pas le jeu… !

Il va falloir, à présent, que Bruno Le Maire pour la France, et Olaf Scholz, son homologue à Berlin, reprennent les choses en main pour que les deux projets de directives, ACIS et ACCIS, correspondent réellement à un effort d’harmonisation et de consolidation de l’impôt sur les sociétés (IS), en y intégrant les dernières propositions de la Commission pour moderniser l’IS à l’heure où nombre de multinationales du numérique y échappent en grande partie.

(1) Les entreprises ont tendance à privilégier l’investissement par emprunts plutôt que par fonds propres car elles peuvent ensuite déduire fiscalement les intérêts d’emprunts. Cela incite les multinationales à transférer la dette des filiales dans les pays où l’impôt sur les sociétés est élevé et à verser les intérêts de leurs filiales prêteuses dans les pays où la fiscalité est faible. D’où la nécessité de rendre neutre le mode de financement des investissements pour éviter ce jeu de bascule qui sape les recettes fiscales des États.