“Cette taxe sur le chiffre d’affaires est un faux-semblant” (intervention dans Le Point)

Source : http://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/gafa-une-taxe-peut-en-cacher-une-autre-21-03-2018-2204394_1897.php

 

“Gafa : une taxe peut en cacher une autre !

Pierre Moscovici dévoile le projet de la Commission européenne pour moderniser l’impôt sur les sociétés et mettre à contribution les géants du numérique.

Par Emmanuel Berretta, le 21/03/2018.

C’est une semaine riche en invention fiscale en Europe ! Pas moins de deux taxes pour le prix d’une vont être débattues au sein des instances européennes ces jours-ci. Après des années d’évasion fiscale massive, l’Europe, poussée par l’opinion publique, se réveille… un peu en désordre. Pierre Moscovici a dévoilé ce mercredi la proposition de la Commission afin de moderniser les critères de l’impôt sur les sociétés et ainsi mieux mettre à contribution les géants du numérique précisément dans les pays où ils réalisent leur chiffre d’affaires et non dans des paradis fiscaux…

C’est la « présence numérique imposable » qui est ainsi traquée dans le cadre de la directive Accis (assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés). Les équipes du commissaire européen aux Affaires économiques et financières, appuyé par le collège des commissaires, ont ainsi défini trois critères : un nombre minimum de 100 000 utilisateurs du service, 7 millions d’euros de chiffre d’affaires (des revenus générés par la publicité en ligne ou les abonnements) et 3 000 contrats passés ou comptes créés par l’entreprise dans le pays. Ce dernier critère permet ainsi d’atteindre les acteurs numériques du « B to B » (business to business). Les seuils fixés pour chaque critère évitent d’éreinter les start-up en développement.

Moderniser l’impôt sur les sociétés

Ces trois critères – nombre d’utilisateurs, revenus générés, et nombre de contrats signés – viendraient ainsi remplacer la vieille définition de « l’établissement stable » qui permettait jusqu’ici de localiser une activité commerciale à travers le nombre de ses salariés, son siège ou ses immeubles. « Il est tant désormais de construire une définition de l’impôt sur les sociétés adaptée à l’économie dématérialisée du XXIe siècle », explique Pierre Moscovici qui a mené ces travaux en parallèle de ceux de l’OCDE. Ce n’est que le début d’un long combat, car l’Europe va devoir batailler au sein de l’OCDE pour convaincre les États-Unis de rallier sa définition. Il est important, en effet, que tous les pays tombent d’accord afin d’éviter une dommageable double imposition des multinationales du secteur du numérique…

Précision importante : chaque pays européen demeure libre de fixer le taux de l’imposition sur les sociétés. L’harmonisation ne porterait que sur l’assiette fiscale et sa géolocalisation de manière à ce que les acteurs du numérique paient l’impôt dans le pays où ils engrangent des recettes. La Commission formule cette proposition à la veille du sommet européen qui se tient à Bruxelles les 22 et 23 mars. Ce conseil examinera par ailleurs un second projet fiscal : la taxation du chiffre d’affaires des Gafa. Ce second projet, porté par la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, est très différent de la modernisation de l’impôt sur les sociétés. Cette taxe serait fixée à un taux minime (entre 3 et 4 %) du chiffre d’affaire des acteurs du numérique. Elle se veut plus simple et plus rapide à mettre en œuvre et prétend être une solution « provisoire » en attendant que le nouvel impôt sur les sociétés – plus long à adopter – entre en vigueur. La « petite taxe » ne frapperait le chiffre d’affaires des Gafa qu’au-dessus d’un certain seuil (750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel mondial et des recettes de 50 millions d’euros en Europe).

Critiques

Comme toujours, en ce qui concerne les affaires européennes, il faut s’armer de patience. À ce stade, le Conseil européen va prendre acte de la proposition de la Commission. L’assiette consolidée exigera plus tard une négociation européenne sur ses contours exacts, probablement à la fin de l’année 2018. L’accord politique pourrait être obtenu début 2019. Il faudra ensuite un certain nombre de travaux techniques pour rendre applicable la collecte de ce nouvel impôt sur les sociétés. Si bien que ce n’est qu’au mieux en 2020 que l’Union européenne peut espérer la mise à contribution effective des géants du numérique à l’occasion d’un exercice plein ou partiel. En attendant, la taxe temporaire sur le chiffre d’affaires pourrait faire la jonction. Il ne faut pas en attendre de miracle : cette seconde taxe ne rapportera que cinq à huit milliards d’euros par an.

Cette double démarche est assez complexe et suscite des critiques sévères. « Cette taxe sur le chiffre d’affaires est un faux-semblant, une voie sans issue. Cette affaire va nous faire perdre du temps », tranche l’eurodéputé Alain Lamassoure (PPE), auteur avec son collègue Paul Tang (social-démocrate), d’un rapport remarqué sur la fiscalité des acteurs du numérique. Le temps que les 27 se mettent d’accord sur les modalités précises de la taxation du chiffre d’affaires, la discussion sur la directive Accis – bien plus importante en termes de recettes fiscales – sera différée d’autant…

Le Luxembourg enfin favorable à une imposition des Gafa

Depuis 20 ans, ce sont des dizaines et des dizaines de milliards d’euros que les Gafa auraient dû acquitter auprès des différentes administrations fiscales européennes. La directive Accis, si elle va à son terme, aurait le mérite de mettre fin à la concurrence fiscale des États membres, dont les géants du numérique ont joui au détriment de leurs concurrents physiques et des contribuables européens. La Commission a commencé à frapper fort cette concurrence déloyale. Mais il faut regarder les choses en face, ce ne sont pas les amendes record infligées par la Commission à Google ou Apple qui pourront compenser ce préjudice…

Notons une bonne nouvelle à la veille du sommet européen qui doit débattre de la fiscalité des Gafa, le Luxembourg ne semble plus un obstacle au compromis politique. Son Premier ministre, Xavier Bettel, en visite en France, a déclaré, lundi, au micro de RTL : « Nous sommes pour une imposition des Gafa… » Toutefois, il s’inquiète d’une riposte américaine. Reste à convaincre Leo Varadkar, le Premier ministre irlandais, Mark Rutte, son homologue des Pays-Bas et Joseph Muscat, le chef du gouvernement maltais. Réunis récemment par Pierre Moscovici à Bruxelles, les géants du numérique ont été prévenus : « Si un impôt commun à l’Europe n’aboutit pas, vous ramasserez 28 taxes différentes avec autant de frais administratifs et juridiques à chaque fois. » Du reste, dans la réalité, la Belgique, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la République tchèque, la Hongrie, le Portugal, la Roumanie et la Slovaquie ont soit un projet de taxe, soit déjà élaboré une taxe sur la Gafa… Mais tous semblent avoir compris que la seule réponse pertinente face à des géants qui se jouent des frontières consiste à élaborer un seul outil fiscal continental.”

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