“Les trois âges de la Politique agricole commune”, article publié dans “La Lettre des Entretiens européens” publiée par Confrontations Europe (numéro de juillet 2012)
De toutes les politiques européennes, la PAC a toujours été la plus populaire dans l’hexagone. Parce que les Français sont aussi viscéralement attachés à leur agriculture que les Allemands le sont à leur industrie. Parce que l’accord fondateur du 14 janvier 1962 a scellé le ralliement du gaullisme au Marché Commun. Parce que cette première politique européenne commune, restée hélas la seule, demeure l’enfant chéri des fédéralistes, sur tout l’échiquier politique. Couronnement de cette passion française : en 2005, lors de la dernière négociation du cadre budgétaire européen pour la période 2007-2013, la
seule
priorité – non pas la première, la seule ! – définie par le Président Chirac au nom de la France était le maintien du budget de la PAC. Il a eu gain de cause : l’agriculture absorbe encore 40% du budget communautaire, alors qu’elle ne représente plus que 4% du P.I.B. de l’Union. Et voilà que s’ouvre la négociation pour la période suivante : 2014-2020. Quelle est la politique agricole dont l’Union a besoin désormais ?
La PAC d’origine reposait sur trois principes, dont la complémentarité était considérée comme un dogme quasi-religieux. La préférence communautaire, interprétée comme une politique protectionniste fièrement revendiquée. L’unité du marché, tous les produits devant circuler librement d’un pays à l’autre. Enfin la solidarité financière : l’égalité des conditions de concurrence entre les producteurs européens exigeait la prise en charge de la
totalité
des aides agricoles par le seul budget européen. A l’intérieur du marché européen protégé des prix de dumping internationaux par des droits de douane mobiles, le cœur du dispositif était « l’intervention permanente » : à tout moment, les producteurs européens pouvaient vendre à un prix garanti les quantités de céréales, de sucre, de viande bovine ou de produits laitiers, dont le marché ne voulait pas. Ce premier âge de la PAC a permis la modernisation de l’agriculture française, qui, autant que ses productions, a fait prévaloir sa philosophie économique de la « souveraineté alimentaire », fort éloignée de celle de ses partenaires continentaux et radicalement opposée à la tradition britannique. En contrepartie, la fixation de prix garantis trop élevés a généré des excédents endémiques, « les fleuves de lait et montagnes de beurre ». Ils ont donné à la PAC une image de gaspillage dont elle ne s’est jamais complètement débarrassée.
L’harmonie du système a été fortement remise en cause par l’ouverture des marchés internationaux au niveau mondial. En 1994, le traité de Marrakech a introduit les produits agricoles dans cette politique d’ouverture, en prohibant immédiatement les aides à l’exportation et, à terme, toutes les aides directement liées à la production. Dans les années 2000, le deuxième âge de la PAC a vu ainsi disparaître le pilier « préférence communautaire », avec ses droits protecteurs, tandis que l’intervention permanente était remplacée par des aides forfaitaires à l’hectare, sans aucun lien avec les quantités et les prix des produits (« découplage »). En revanche, les aides ont pris en compte les préoccupations environnementales de qualité des produits et des méthodes de production. Ce deuxième âge a plus profité à nos nouveaux partenaires d’Europe centrale, ainsi qu’à certains pays d’Europe du nord : l’Allemagne nous dame désormais le pion pour les produits laitiers et plusieurs catégories de légumes. Mais dans un contexte de concurrence fortement accrue, la France est parvenue à sauvegarder son modèle agricole, fondé sur l’exploitation familiale de taille moyenne, la compétitivité de certaines régions pour les produits clefs, et le maintien des productions traditionnelles qui restent indispensables dans nos nombreuses zones de moyenne montagne.
Le point commun à ces deux périodes était la situation des marchés mondiaux des grands produits agricoles de base : pendant un demi-siècle, l’offre avait tendance à augmenter plus vite que la demande. L’objectif premier de la PAC était donc de protéger le revenu de nos agriculteurs contre la baisse tendancielle des cours du marché. Cette protection fut obtenue d’abord en isolant le marché européen du marché mondial, puis en compensant les baisses de prix par des aides forfaitaires au revenu.
Or, nous assistons aujourd’hui à un renversement historique de la situation alimentaire mondiale. Conséquence de l’élévation du niveau de vie, en vingt ans les Chinois ont multiplié leur consommation de viande par quatre. Or, il faut 4 kilos de céréales pour produire 1 kg de poulet, et 10 pour un kg de bœuf. De la même manière, les Brésiliens gardent désormais pour leur consommation domestique les animaux qui, jusqu’il y a peu, étaient le cauchemar de nos producteurs. En 2008, des émeutes de la faim ont eu lieu dans des dizaines de pays asiatiques et africains. Celles de 2010-2011 ont été le premier déclencheur du « printemps arabe ». Le monde semble entré durablement dans une période où la demande aura tendance à s’accroître plus vite que l’offre, handicapée par l’épuisement des sols dans certains pays et par l’affectation de terres à la production d’agro-carburants dans d’autres. C’est une grande et bonne nouvelle pour nos agriculteurs : eux qui redoutaient d’être transformés en « fonctionnaires gardiens du paysage » verront le marché leur garantir un revenu plus important. Nous devons prendre en compte ce renversement historique pour établir le troisième âge de la PAC.
Conçues il y a plus de dix-huit mois, les propositions de la Commission n’en sont qu’une esquisse encore timide. L’essentiel du débat porte encore sur le mode de calcul des aides forfaitaires, qui demeureront la base du système. Mais s’il se confirme que les prix des céréales sont durablement supérieurs de 50 à 100% aux prix de la décennie précédente, le maintien de l’aide forfaitaire à son niveau antérieur, volontairement découplée de la situation du marché, et sans plafonnement par exploitation, restera difficile à justifier. Surtout dans un contexte de rigueur budgétaire généralisé. En revanche, du fait de leur inorganisation, les marchés mondiaux resteront caractérisés par une extrême volatilité des prix : un accident météorologique survenu dans un grand pays exportateur peut faire flamber les prix du blé, du sucre, du maïs ou du riz, avant un effondrement des cours l’année suivante. Aussi, plutôt que d’une aide permanente, généralisée, uniforme, bureaucratique, aveugle et coûteuse, les agriculteurs des années 2020 auront besoin d’un filet de sécurité les protégeant contre les baisse excessives des prix, et d’un mécanisme inspiré de la technique de l’assurance : provisionner une partie des gains (et des économies budgétaires) des bonnes années, pour faire face aux années de vaches maigres. Le fonds de mutualisation proposé par le Commissaire Ciolos s’inspire de cette philosophie, mais dans des limites qui restent bien prudentes.
Une autre évolution désormais indispensable consiste à permettre aux producteurs de s’organiser pour négocier d’égal à égal avec les « premiers acheteurs » de leurs produits : industriels ou centrales d’achat. Le Parlement européen soutient ici les positions françaises visant à étendre à toutes les productions les dispositions dérogatoires au droit européen de la concurrence qui sont désormais acceptées pour les produits laitiers : reconnaissance des organisations de producteurs, homologation d’accords interprofessionnels sur les quantités et les prix.
Enfin, si, dans le dernier tiers du vingtième siècle, la « révolution verte » a permis de sauver l’Asie de la malnutrition, le vingt-et-unième a besoin d’une « révolution doublement verte » : on ne nourrira pas 9 milliards d’humains sans une forte augmentation des rendements en Afrique, en Amérique latine, et même … en Europe centrale et orientale, mais cette agriculture doit être écologiquement intensive. Produire plus sans épuiser les sols, ni l’eau, devenue rare, et en limitant le recours aux intrants chimiques. Il faut jouer à fond sur les progrès scientifiques et techniques, en dépassant les peurs médiévales suscitées par le recours au génie génétique : sans révolution génétique, les produits bio, qui sont aujourd’hui plus chers sans être systématiquement meilleurs ni même plus sûrs que les autres, resteront confinés à un rôle alimentaire marginal. Ce serait dommage en un siècle qui devrait être marqué par la réconciliation de l’homme avec l’environnement naturel qu’il a trop longtemps négligé.
Alain LAMASSOURE, le 27 mai 2012