Des dirigeants malades d’amnésie


Les maux économiques et financiers dont souffre l’Europe seraient traités plus efficacement si ceux qui gouvernent l’Union – en fait, les dirigeants nationaux réunis en Sommets – n’étaient atteints d’une amnésie proprement invalidante.


Oublié, le traité de Lisbonne !


Sa gestation pénible avait pourtant duré dix ans. Par une heureuse coïncidence, il est entré en vigueur fin 2009, à la veille de la crise grecque. Son dispositif aurait permis d’adopter toutes les mesures nécessaires dans le cadre d’une « coopération renforcée ». Las ! Les grands dirigeants ont préféré mettre en chantier un nouveau traité, le « pacte budgétaire », dont la ratification exigera encore des mois alors que les marchés financiers continuent de flamber. Le degré d’amnésie est tel que Nicolas Sarkozy, qui avait été, en 2007, le principal accoucheur de ce qu’il appelait alors le « mini-traité », ne l’a pas cité une seule fois dans son bilan de mandat ! Hélas, le mal frappe tout autant de l’autre côté du Rhin : vétéran de la politique européenne, Wolfgang Schäuble, propose aujourd’hui de relancer l’Europe politique en dotant l’Union d’un Président élu au suffrage universel : or, en vertu du traité de Lisbonne, dès 2014 le Président de la Commission sera élu par le Parlement européen au lendemain de la propre élection de celui-ci, c’est-à-dire, en fait, par les citoyens eux-mêmes, comme le sont le chancelier allemand et tous les Premiers ministres de nos 25 autres partenaires, et comme les maires de nos 36 000 communes.


Oubliées, les lois européennes les plus récentes ! Dans la nuit du 8 au 9 décembre derniers, au cours d’un énième « Sommet de la dernière chance », les grands dirigeants ont négocié pendant des heures un renforcement des sanctions de la mauvaise gestion budgétaire … qui était entré en application le 16 novembre précédent : leurs ministres des Finances et le Parlement européen s’étaient déjà accordés sur un dispositif d’ensemble, comportant une demi-douzaine de lois ordinaires (le « six-pack »). Cet étrange phénomène se reproduit aujourd’hui avec l’idée d’emprunts européens pour financer des investissements d’avenir. Les «

project bonds

» ont été définitivement adoptés il y a trois semaines par le Parlement européen, après plusieurs mois de négociation avec les mêmes ministres. Nul doute qu’à défaut d’accord sur la mutualisation des dettes anciennes («

eurobonds

»), le prochain Conseil européen les présentera pourtant comme la nouvelle décision du jour, dont le nouveau Président français endossera la paternité. De la même manière, les voix qui s’élèvent aujourd’hui à Bruxelles, Berlin, Paris ou Francfort pour réclamer une supervision bancaire européenne, ne font pas la moindre allusion au fait qu’en 2011, pas moins de quatre institutions européennes ont été mises en place : trois autorités sont chargées de surveiller respectivement les banques, les compagnies d’assurances et les marchés financiers ; elles sont chapeautées par un Conseil du risque systémique. Va-t-on en créer une cinquième avant que les quatre autres soient pleinement opérationnelles ?


Oubliés, les plans d’action européens les plus ambitieux ! Le débat frénétiquement engagé sur le programme de croissance économique dont l’Union a besoin revient à redire, redécider, copier-coller, réinventer ce qui a déjà été solennellement annoncé en juillet 2010. Ce jour-là, le Conseil européen a adopté un plan pour dix ans, l’agenda « Europe 2020 ». Tout y était : une vraie philosophie de la croissance « forte, durable et inclusive », fondée sur l’économie de la connaissance ; un ensemble de programmes prioritaires (« actions phares ») ; et une batterie exhaustive de critères d’évaluation, allant de la part du PIB consacrée à la recherche au taux d’activité des seniors, en passant par le nombre d’élèves en décrochage scolaire. Rentré chez lui, chaque dirigeant a mis l’Agenda 2020 au panier : plus personne n’en parle dans les capitales nationales depuis deux ans. Et pourtant, on y ré-embouche partout l’hymne à la croissance et à la compétitivité.


Au moment où chacun cherche, chez lui, le bon dosage entre la discipline financière et les investissements d’avenir, l’Europe peut apporter une formidable valeur ajoutée, qui ne coûte rien en termes budgétaires : le bon usage d’un grand espace économique de 500 millions d’habitants. Voilà deux ans que Michel Barnier a fait approuver un ensemble complet de mesures pour briser les cloisons qui émiettent encore le continent. Mais leur application concrète est matière triviale, indigne des héros de l’Olympe, et nos 27 Sisyphe remontent régulièrement leur Sommet commun en oubliant ce rocher-là.


Un tel degré d’incapacité à assurer un minimum de continuité dans l’action pose un grave problème de gouvernance de l’Union. Le Conseil européen à 27 n’est plus le club informel des numéros 1 s’accordant sur les grandes orientations, tel que VGE l’avait conçu, et il ne peut guère être le conseil de direction permanent, qui coordonne, qui décide et qui supervise l’application, bref le gouvernement de l’Europe. Il donne l’image d’une conférence diplomatique périodique, qui commence par la photo de famille et qui se conclut par un communiqué destiné à répondre à la préoccupation du jour. Et comme les médias eux-mêmes ont une mémoire de poisson rouge, particulièrement sur les affaires européennes, on y réinvente la roue, sous des noms différents : cycle, anneau, disque, circonférence…, chacun y allant de son commentaire sur la rotondité de l’objet. Rendez-vous à la prochaine fois !


Et l’Europe s’embourbe.


Alain LAMASSOURE, le 20 juin 2012