Et si nous devenions enfin ce qui nous prétendons être ?


L’identité nationale se forge autour d’une histoire – ou plutôt de morceaux choisis d’une histoire interprétée d’une manière jugée politiquement correcte selon la mode du moment -, et de références culturelles, sociales, politiques communes.


Dans l’imaginaire français, dans notre inconscient collectif, l’origine de la France moderne, le «big bang» fondateur, c’est la Révolution de 1789. La philosophie des Lumières qui l’a inspirée : victoire de la Raison et de la science contre la « pensée magique » de la religion. Les principes qu’elle a gravés au fronton de nos mairies : liberté, égalité, fraternité. L’abolition de toutes formes de privilèges, proclamée dans l’enthousiasme de la Nuit du 4 août. La République, symbole de démocratie égalitaire, d’unité nationale et de laïcité jalouse. La Ve République elle-même n’a pas ébranlé ce socle, bien au contraire : malgré le climat de « guerre civile froide » qu’ont longtemps entretenu la droite et la gauche, toutes deux ont pieusement communié dans le rappel obsessionnel de ces valeurs fondatrices.


Malheureusement, cette image que nous nous plaisons à entretenir de nous-mêmes et que nous prétendons projeter sur les autres est devenue le plus déformant des miroirs.


Liberté ? Nous sommes des anarchistes praticiens de la « désobéissance civique », magnifique oxymore qui nous caractérise si bien. Nous nous prétendons révolutionnaires alors que nous ne sommes que des rouspéteurs.


Egalité ? Quelle farce ! La France d’aujourd’hui empile les privilèges, au sens étymologique du terme : chaque profession, chaque condition sociale, bientôt chaque quartier, dispose de lois spécifiques. Derrière le slogan, chacun cherche à protéger ses privilèges contre ceux des autres. Ce n’est pas le moindre mérite du pouvoir actuel de prétendre s’attaquer de front à ces régimes particuliers en matière de retraite, de droit du travail, d’accès aux professions, de scolarisation, etc.


Fraternité ? Ah oui, que nous sommes généreux … avec l’argent des autres. Confier à l’Etat le soin de régler toutes les misères individuelles, c’est aussi, et peut-être même surtout, une manière de s’en décharger : ces grands parents qu’on oublie dans les maisons de retraite lors des étés de canicule ; ces SDF, jetés dans la rue par l’abandon familial bien plus que par la misère ; ces adolescents, dont les parents se débarrassent sur l’institution scolaire.


Laïcité ? Certes, la France n’est plus « la fille aînée de l’Eglise » catholique, mais elle n’a cessé de traiter la politique en terme de morale philosophique, et même religieuse. En France plus qu’ailleurs, le marxisme a été vécu comme une religion matérialiste, avec sa bible, ses prophètes, son clergé, ses schismes, ses procès en sorcellerie, sa morale de l’intention se glorifiant de l’ignorance des faits («il ne faut pas désespérer Billancourt»), et même ses sacrifices humains, justifiés par nos intellectuels (la «Révolution culturelle» de Mao, entre tant d’autres). Bien après la disparition du communisme, jusqu’au début du XXIe siècle, la gauche française, la dernière à être restée marxiste, a continué de faire autorité en matière de bien et de mal.


A peine Marx a-t-il disparu de la scène, enterré par Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal dans la dernière campagne présidentielle, qu’une nouvelle église est venue prendre le relais du monopole éthique dans notre société prétendument laïque : l’église écologiste, dont la France est devenue « la fille aînée ». Ses prêtres sont d’ailleurs souvent des marxistes qui ont remplacé la lutte des classes par la lutte de l’homme et de la nature, nouvel avatar de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. On aurait pu espérer que le « Grenelle de l’environnement » verrait le triomphe de la raison sur la pensée magique. Mais non : la décision sur les OGM donne même à la religion verte un attribut qui manquait au culte de Marx, les tabous alimentaires. Peu importe que les scientifiques aient insisté sur l’innocuité des produits en question. Peu importe que le génie génétique apporte des espoirs inouïs à la médecine et révolutionne l’agriculture dans les pays émergents. Peu importe que José Bové n’ait obtenu que 1% des voix à l’élection présidentielle : un froncement de moustache du Grand Prêtre a suffi à faire prévaloir le Dogme sur la science, sur la légitimité démocratique et sur le bon sens.


Quant à la République elle-même, écoutons ce qu’en disent nos amis britanniques, avec leur humour affectueux : «la France est la dernière monarchie européenne». Depuis le début de la Ve, les Français se comportent vis-à-vis de leur Président, non comme des citoyens face à leur élu, mais comme des sujets face à leur monarque : tantôt trop respectueux, fascinés par le pouvoir et par ses apparences ; tantôt méprisants et frondeurs ; dans tous les cas, persuadés qu’il est seul détenteur du pouvoir politique et que ce pouvoir est quasi absolu. Ils l’élisent, ils se réservent le droit de lui couper la tête (le 10 mai 1981, VGE a subi une exécution capitale), mais ils le voient comme un monarque, ils en attendent tout, et ils sont déçus s’il ne se comporte pas comme tel. Il sera intéressant de voir si la volonté de rupture de Nicolas Sarkozy s’étend à cette dimension fondamentale de notre culture politique.


Rupture ? Deux siècles après la Révolution fondatrice, ses principes n’ont rien perdu de leur bien-fondé. Et si on se décidait à les mettre en œuvre ? A devenir enfin ce que nous prétendons être ?


Alain Lamassoure, le 13 janvier 2008.