Impôts et numérique : «Une régulation efficace ne peut se concevoir qu’à l’échelle de l’UE»

Alain Lamassoure (PPE, droite) est co-rapporteur au Parlement européen du projet de création d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis) à l’échelle européenne. Il met en garde la France contre l’adoption de mesures fiscales qui se focaliseraient sur les seuls géants du numérique.

 

L’Europe avance-t-elle enfin sur la question de la lutte ­contre l’optimisation fiscale des géants du Net ?

Toutes les tentatives de «taxe ­Google» à l’échelon national ont échoué. Avec des multinationales du numérique dont les activités sont d’emblée mondialisées, une régulation fiscale efficace ne peut plus se ­concevoir qu’à l’échelle européenne. Si tout le monde adhère désormais à cette démarche avec une volonté politique forte d’aboutir, reste maintenant à mettre en place des mesures ­concrètes.

 

Où en êtes-vous justement, concrètement ?

Le point central, c’est qu’il ne faut pas se lancer dans de nouveaux «bricolages» ciblant en particulier les Gafa mais intégrer les spécificités du numérique dans un cadre unique européen. Ce projet existe et consiste à harmoniser à l’échelle européenne la définition de ce qu’est un bé­néfice imposable dans chacun des 28 Etats ­membres, quelle que soit l’activité de ces multinationales. Les Gafa sont loin d’être les seuls à pratiquer l’optimisation fiscale.

 

Le caractère immatériel de leurs activités leur permet-il d’échapper plus facilement que d’autres à la taxation ?

C’est la raison pour laquelle nous voulons ­mettre en place un nouveau critère permettant de définir ce qu’est un «établissement stable» afin que Google, par exemple, ne puisse plus échapper en toute légalité à l’impôt en France, comme l’a jugé récemment le tribunal administratif de Paris.

 

Comment comptez-vous y parvenir ?

cosigné un rapport cet été avec mon col­lègue socialiste néerlandais Paul Tang. Nous proposons d’instaurer un nouveau critère de mesure de la présence «numérique» d’une entreprise dans un pays. Peu importe que la facturation des contrats publicitaires des annonceurs soit émise dans un autre pays, comme c’est le cas de Google, dont le siège commercial est basé en Irlande : ces entreprises pourront être taxées sur la seule base de la collecte et de l’exploitation des données de leurs usagers dans chacun des pays où leurs services sont utilisés.

 

Comment établir cette «présence numérique», n’est-ce pas plus compliqué qu’une taxation du chiffre d’affaires réalisé dans chaque pays, comme le propose la France ?

Ce n’est pas contradictoire. Le chiffre d’affaires est un des critères à prendre en compte mais il est plus facilement délocalisable que les données, ce dispositif peut être contourné. Il existe aujourd’hui trois critères traditionnels permettant d’évaluer l’activité d’une entreprise dans un pays : ses actifs tangibles, soit ses ­bâtiments et ses usines, son personnel et ses ­ventes, autrement dit le chiffre d’affaires. Notre idée est d’en ajouter un quatrième, qui est le ­volume de données personnelles collectées, et qui constitue le seul élément non délocalisable. Ces données appartiennent à quelqu’un qui habite en France et il existe des moyens simples de les mesurer.

 

Vous avez un exemple ?

Le projet Accis consiste à consolider les résultats des entreprises à l’échelle européenne en additionnant les bénéfices et pertes réalisés dans chaque pays. Mais il ne sera plus possible de s’arranger pour n’être imposé que là où l’imposition des bénéfices est la plus faible en mettant en place des mécanismes de transfert artificiels. La clé de la réussite, c’est que tout le monde se mette d’accord pour que les entre­prises en paient partout où elles exercent leurs activités. Si les critères traditionnels ne permettent pas de les taxer, on les imposera sur ce nouveau critère. Facebook, par exemple, paierait alors en France des impôts en proportion du nombre de personnes qui y sont ins­crites, grâce aux données personnelles dont l’entreprise tire des profits.

 

Certains pays risquent de s’y opposer…

Il y a aujourd’hui une «fenêtre» à exploiter, et le projet d’assiette consolidée d’impôt sur les sociétés offre un cadre pour avancer concrètement. Il sera difficile politiquement de s’y opposer : certains pays, comme le Luxembourg, veulent apparaître comme de bons élèves et l’Irlande seule ne pourra pas bloquer cette réforme. L’exercice ne consiste pas à imposer à chaque Etat son taux d’imposition sur les bénéfices mais à en changer le mode de calcul. Si l’on s’entend sur ce qu’est le bénéfice imposable, la concurrence fiscale deviendra transparente, loyale et équitable là où elle était obscure, déloyale et injuste.

 

Quels sont les dangers à cibler en priorité les Gafa?

D’une part, on aura du mal techniquement à trouver un système qui ne s’applique qu’aux plateformes du numérique et à justifier juridiquement de mettre en place un mode d’imposition qui ne s’applique qu’à elles. De l’autre, ce sera vécu par les Etats-Unis comme une déclaration de guerre à l’encontre de leurs fleurons technologiques ; avec le risque de fortes représailles en retour. Cela risque enfin de reporter l’adoption du projet Accis, qui a le grand avantage de proposer un cadre général s’appliquant à toutes les entreprises, quel que soit leur domaine d’activité.