“Budget: les eurodéputés sur le pied de guerre”, article publié sur Médiapart.fr le 11 mars


Il flotte un air de revanche dans les couloirs du parlement européen. Depuis l’éclatement de la crise, les élus ont à peine eu leur mot à dire. Ils ont presque toujours été ignorés par un Conseil tout-puissant, où régnait en maître le tandem Sarkoz…y-Merkel. Cette fois, à la faveur d’une modification du jeu institutionnel prévue par le traité de Lisbonne, ils se trouvent en première ligne pour valider, ou refuser en bloc, l’austère budget européen décidé dans la douleur, en février, par les 27 chefs d’État et de gouvernement. C’est une première, et les députés comptent bien en profiter.


Sauf amendement de dernière minute du texte, une large majorité des 754 élus devraient répéter mercredi à Strasbourg leur intention de « rejeter l’accord ». Leur résolution fixe le cadre des négociations qui s’ouvriront avec le conseil et la commission, et dureront a priori de longs mois. À près d’un an des élections européennes, ce feuilleton budgétaire aura valeur de test d’autorité pour un parlement trop souvent inaudible.


« Ce sera un moment politique clé pour le parlement », confirme Catherine Trautmann, qui dirige le groupe des socialistes français au sein de l’hémicycle. « Une occasion historique pour le parlement de s’affranchir face au conseil », renchérit Karima Delli (Verts). Pour Alain Lamassoure , élu UMP et président de la commission du budget, « le moment de vérité approche, alors qu’il ne s’est trouvé personne, du côté du conseil, pour tirer les enseignements de trois ans de crise, et défendre une Europe plus forte et solidaire ».


Dès la fin du sommet bruxellois, les présidents des quatre principaux groupes politiques de l’hémicycle avaient rejeté l’accord dans une lettre commune. Ils ont eu l’occasion de le redire lors d’une séance houleuse, en présence de José Manuel Barroso, le patron de la commission, et Herman Van Rompuy, à la tête du conseil européen. La dynamique semble s’intensifier, alors qu’un cinquième groupe, la GUE (Gauche unitaire européenne, à laquelle appartient le Front de gauche français), est signataire de la résolution de mercredi.


Les eurodéputés semblent même prêts à monter au créneau contre leur propre camp politique. C’est le cas, par exemple, des socialistes français qui, jusqu’à présent, tiennent bon : ils veulent rejeter le budget en l’état, même si François Hollande a jugé en février qu’il s’agissait du meilleur compromis possible « vu le contexte ». Catherine Trautmann assume cet écart avec Paris : « J’ai été déçue par les résultats globaux du conseil européen de février, même si François Hollande a tiré vers le haut David Cameron et Angela Merkel. À mes yeux, la résolution que nous défendons au parlement n’est pas en contradiction avec les positions prises par François Hollande pendant la négociation. »


L’hypothèse d’un veto parlementaire, qui serait un violent camouflet pour les chefs d’État et de gouvernement, est donc plus que jamais d’actualité. « Si le président Van Rompuy veut ses 378 députés, je peux vous dire qu’il va devoir ramer pour les trouver, il peut se préparer à des nuits blanches », résume Alain Lamassoure , qui ne cache pas sa « jubilation », lui qui alerte depuis plus d’un an sur l’impasse budgétaire en vue à Bruxelles.


Pour être validé, le texte doit recueillir une majorité qualifiée, soit au moins 377 + 1. Lors d’un vote spectaculaire en octobre 2012, pas moins de 517 députés (l’une des majorités les plus solides observées au parlement depuis le début du mandat) ont adopté un rapport qui préconisait un budget bien plus ambitieux que le compromis finalement obtenu en février.


Les regards braqués sur le PPE


Reste à savoir si la masse des députés va résister aux pressions extérieures, au-delà des prises de position bruyantes des présidents de groupe. Sylvie Goulard, eurodéputée Modem, s’interroge : « Le parlement aboie, mais mordra-t-il ? » Après avoir fait monter les enchères, et accroché quelques compromis pour la forme, le parlement va-t-il finir par se coucher ? Après tout, les élus dont les partis sont au pouvoir ont tout intérêt à ne pas se froisser avec leur capitale, s’ils veulent pouvoir se représenter aux prochaines élections européennes, au printemps 2014… D’où l’appel de certains élus à l’organisation d’un vote à bulletin secret.La consultation de mercredi donnera une première indication des rapports de force au sein des groupes, et surtout des éventuelles défections. En deçà des fameuses 378 voix (la majorité absolue) pour la résolution, ce serait un échec. « Si l’on fait moins de 400, ce ne serait pas bon. Ils n’attendent que cela, au conseil, que l’on avance divisés… », décrypte une source européenne proche du dossier. Il faudra surtout surveiller mercredi l’attitude du parti populaire européen (PPE), la première formation de l’hémicycle. Si le groupe est porté par des personnalités jusqu’à présent très engagées contre l’accord, comme les Français Joseph Daul ou Alain Lamassoure , la majorité silencieuse, elle, hésite. Les conservateurs polonais (29 élus) se tâtent. Varsovie est en effet l’un des grands gagnants de l’accord de février : la Pologne a décroché des fonds de cohésion en hausse de 5 %, quand le volume de ces aides, pour les 27, est en repli de 8 %.La droite espagnole, elle aussi, est sceptique (25 élus) : elle rechigne à mettre en difficulté son chef, Mariano Rajoy, l’actuel premier ministre de l’Espagne. Surtout, les Espagnols ont obtenu le tiers des aides (soit environ deux milliards d’euros) destinées à un nouveau fonds, censé lutter contre le chômage des jeunes. Enfin, beaucoup des 42 élus allemands de la CDU jugent que la résolution va trop loin dans la critique. À quelques mois d’élections générales en Allemagne, pas question pour eux d’affaiblir la chancelière Angela Merkel. « Pour la CDU, le mot de“rejet”, qui figure en ouverture de la résolution, gêne. Cela signifie que l’on rejette un accord sur lequel la chancelière allemande a travaillé pendant des mois, et qu’elle a personnellement défendu. Disons que cela pose un problème de courtoisie », résume Alain Lamassoure avec diplomatie.


Le PPE n’est pas le seul groupe divisé. Chez les libéraux emmenés par Guy Verhofstadt (ADLE, auquel appartient le Modem), le poids des élus d’Allemagne et de Grande-Bretagne, deux des pays les plus favorables aux coupes budgétaires, oblige à certaines concessions. L’ex-premier ministre belge a choisi d’arrondir les angles fin février, très loin des critiques musclées qu’il a formulées dans un premier temps, dans la foulée de l’accord au conseil. Il ne s’oppose pas, par exemple, au montant global de l’accord négocié par les capitales – et tant pis si ce budget est, pour la première fois de l’histoire de l’Union, en baisse. C’est l’une des faiblesses du texte qui sera soumis au vote mercredi : il ne contient aucune référence explicite à des montants précis. « Je regrette qu’aucun chiffre n’ait été précisé dans le texte, alors que c’est tout de même une question décisive », regrette l’élue verte Karima Delli. Les Verts ont toutefois obtenu qu’il soit exigé noir sur blanc des « augmentations substantielles » – mais non chiffrées – en matière de recherche ou de développement.


« Même l’Union soviétique n’avait pas de budget sur sept ans »


Parmi les priorités des négociations à venir, les parlementaires veulent un budget plus « flexible » (qui permette de déplacer de l’argent d’une rubrique à l’autre, en fonction des priorités de l’année en cours, ce qui n’est pas possible aujourd’hui). Ils réclament aussi des garanties pour de nouvelles « ressources propres », comme les droits de douane aujourd’hui, qui permettent d’alimenter le budget européen sans demander aux États membres, chaque année, de verser leur contribution. À Bruxelles, beaucoup convoitent une partie des revenus d’une future taxe sur les transactions financières.Autre exigence posée par les députés, et qui s’annonce explosive : les États devront régler les factures impayées de la fin du cycle financier précédent. Soit environ 16 milliards d’euros pour la seule année 2012. Le sujet est très délicat en ces temps d’austérité : si les capitales lâchent sur ce point, Paris devra par exemple trouver plus de deux milliards d’euros supplémentaires à verser à Bruxelles sans attendre. Nombreux sont les parlementaires, enfin, à s’inquiéter d’une « absurdité » : « Est-ce que vous trouvez cela sérieux, d’un point de vue politique, que l’on décide en fin de mandature du budget européen pour sept ans, c’est-à-dire encore au-delà du mandat des eurodéputés qui seront élus l’an prochain, avec une nouvelle commission ? » s’interroge Alain Lamassoure . Pour la socialiste Catherine Trautmann également, « ce calendrier pose un peu problème », parce qu’il vide d’une partie de ses enjeux les élections européennes de l’an prochain. « Même l’Union soviétique, qui a aujourd’hui disparu, n’avait pas de budget sur sept ans, mais pour cinq ans seulement », a ironisé Guy Verhofstadt. Les élus vont proposer mercredi d’adopter une « clause de révision » qui permettrait de rouvrir le débat budgétaire, par exemple une fois la nouvelle commission en place, début 2015. « C’est dans ce contexte-là que nous pourrions re-débattre des montants », imagine Catherine Trautmann. Là encore, le débat avec le conseil sur ce point s’annonce musclé. « Nous sommes devant un problème politique majeur, et je suis incapable de vous dire comment cela va terminer. Cela va nous obliger à nous poser des questions de fond sur le budget européen, et à avoir des débats que le conseil européen n’a pas voulu avoir, et que l’Union n’a pas eus, pour ainsi dire, depuis le sommet de Fontainebleau, en 1984 », s’enthousiasme Alain Lamassoure .


Encore faut-il, pour que ce débat de fond ait lieu, que les eurodéputés osent faire durer les négociations. Angela Merkel a déjà exhorté le parlement à trouver un accord au plus vite. José Manuel Barroso est à peu près sur la même ligne. « Il nous faut un accord d’ici juin. Pour la Commission, la priorité est que début 2014, les villes et régions d’Europe, les chercheurs, les PME, ONG et étudiants aient accès aux financements européens. Pour ce faire, il faut compter des mois de travail pour préparer tous les programmes, d’où la nécessité d’arriver à un accord global dans les 3 mois à venir », explique Patrizio Fiorilli, porte-parole du commissaire au budget. Le bras de fer est engagé. Difficile de dire, à ce stade, qui va l’emporter.


Ludovic Lamant, envoyé spécial à Bruxelles