L’étrange campagne clandestine


Tous les candidats de l’élection européenne ont eu la même sensation étrange : livrer une campagne discrète, quasi clandestine, sur un sujet qui passionnait pourtant tous ceux que l’on rencontrait. C’est pourquoi le faible taux de participation (43%) n’a pas surpris. D’où vient ce fâcheux paradoxe ? Comment y porter remède ?


La raison principale est commune à tous les pays de l’Union. L’élection européenne est perçue comme un vote sans enjeu de pouvoir immédiat : pourquoi se déplacer ? Voilà belle lurette que trop d’électeurs, notamment parmi les jeunes, ne considèrent plus le vote comme un acte civique fondamental, à la fois premier droit et premier devoir du citoyen d’un pays démocratique, mais comme une corvée facultative. Un quart de siècle après la première élection du Parlement européen au suffrage universel, ni les pouvoirs publics, ni l’Education nationale, ni les partis politiques, ni les médias n’ont fait beaucoup d’efforts pour informer nos concitoyens sur le fonctionnement des institutions européennes. L’Assemblée de Strasbourg paraît bien lointaine, ses pouvoirs confus, et l’électeur n’a pas le sentiment que son vote changera quoi que ce soit à un scénario inconnu écrit d’avance. Alors, à quoi bon ?


Deux facteurs conjoncturels sont venus s’ajouter cette année. Le premier, est la proximité des élections régionales. Celles-ci ont permis aux Français d’envoyer un message politique fort à leurs gouvernants. Un nouveau Gouvernement a été mis en place : deux mois après, c’était trop tôt pour juger son action. L’autre particularité a été le découpage de la France en 8 circonscriptions électorales. La volonté de rapprocher les électeurs des élus était louable, mais la taille immense de ces super-régions, leur nouveauté même, le caractère artificiel de plusieurs d’entre elles (la Basse-Normandie associée au Nord, la Corse votant pour les mêmes candidats que le pays de Gex…) ont dérouté l’électeur. Et surtout, les médias y ont trouvé une raison, voire un prétexte, pour ne pas couvrir la campagne : les médias nationaux ont considéré que celle-ci était régionale, les médias régionaux qu’elle dépassait leur propre couverture géographique. Une grande chaîne de télévision a même décidé et annoncé que l’Europe n’intéressait pas les Français, et s’est abstenue d’organiser le moindre débat, même au soir de l’élection !


Or, sur le terrain, l’état d’esprit était tout autre. Le cadre régional a eu au moins le mérite d’obliger les candidats à labourer tous les terroirs. En un mois, j’ai parcouru 12 000 kilomètres pour faire le tour des dix-huit départements du Sud-Ouest. Je croyais bien connaître ma région d’origine. J’ai certes retrouvé des paysages, des couleurs, des odeurs, des accents familiers, mais j’ai découvert une région inconnue : cette terre du rugby, du vin, du maïs et de la langue d’oc est aussi un pays formidablement dynamique, où, partout, la jeune génération innove, dans l’agro-alimentaire, l’aérospatial, le biomédical, l’informatique ou les services. Et l’Europe est partout présente, partout appréciée, partout demandée : ses aides financières ont permis l’aménagement de la « route Airbus », comme l’extraordinaire reconversion du bassin minier d’Alès, ou l’arrêt du dépeuplement de la Lozère ; à Montauban, on lui demande de tenir bon dans les négociations commerciales avec les Américains ; à Cahors, un informaticien surdoué a besoin de l’instauration d’un brevet européen du logiciel ; partout, les élus locaux souhaitent la reconduction des aides du FEDER qui financent un gros tiers des contrats de plan Etat-région, et plus de … 2500 projets dans la seule Aquitaine !


Et c’est pourquoi je suis convaincu que cette campagne étrange et frustrante sera la dernière. Dans cinq ans, aux élections prochaines, l’Europe aura sa Constitution. Le Parlement européen n’apparaîtra plus comme un forum de débats, mais comme le vrai législateur de l’Union, et, dans cette tâche, un acteur plus important même que l’Assemblée Nationale. Le chef de l’exécutif européen, le Président de la Commission, émanera de lui, et donc il sera choisi par les citoyens européens eux-mêmes à l’occasion de l’élection parlementaire, de la même manière que les Anglais choisissent leur Premier Ministre en élisant la Chambre des Communes. Il y aura un enjeu de pouvoir majeur, qui intéressera les médias comme l’opinion. Il est même vraisemblable que, pour l’avenir de notre pays, cet enjeu sera au moins aussi important que celui de l’élection présidentielle de 2007, qui obsède déjà tant d’esprits. Prenons date.


Alain Lamassoure, le 14 juin 2004.