L’enjeu européen de 2004


Si l’on veut que le débat européen dépasse le degré zéro au niveau duquel il est resté lors des consultations populaires précédentes, il faut partir des réalités de la France, de l’Europe et du monde de 2004, et non des vieux préjugés des années 60.


1 – La construction européenne est engagée depuis plus d’un demi-siècle. Elle s’est poursuivie pendant et après la guerre froide, à raison, en moyenne, d’un traité tous les trois ans, la réussite dans un domaine particulier conduisant à ouvrir de nouveaux chantiers, et la réussite globale lui attirant sans cesse de nouveaux candidats.


Voilà maintenant près de vingt ans (traité de 1985) que l’Union européenne exerce une compétence législative : le Conseil d’Etat estime que plus de la moitié des nouvelles règles de droit applicables chaque année en France sont décidées désormais dans le cadre européen et non plus au seul niveau national. L’Union a un budget de 100 milliards d’euros, équivalent à près de 30% du budget français. Elle dispose d’une monnaie. C’est elle qui nous représente (depuis quarante ans !) dans les négociations internationales les plus importantes pour notre économie : le commerce des marchandises et des services, l’environnement. Elle est même en train de se doter de moyens militaires, et ce sont ses états-majors qui prendront prochainement le relais des Américains pour diriger les forces de maintien de la paix en Bosnie aussi bien qu’en Afghanistan.


L’Europe est devenue le cadre naturel dans lequel la France conduit sa politique économique, sa politique régionale, sa politique environnementale, et l’essentiel de ses relations extérieures. En faire abstraction, et raisonner comme si on pouvait faire fi de cette réalité fondamentale, c’est aussi attirant pour des minorités d’irréductibles mais aussi vain que l’attitude des nostalgiques du marxisme niant les réalités de l’économie internationale.


2 – Cette construction européenne ne s’est pas faite contre les nations mais, au contraire, l’Europe actuelle est la gloire des nations qui la composent.


La France a trouvé dans la conduite du projet européen une compensation historique à la perte de son statut de grande puissance mondiale. L’Allemagne y a cherché une rédemption pour les crimes du nazisme. L’Espagne a voulu et vécu sa qualification à l’union monétaire comme un retour au premier rang de l’histoire européenne, tout comme les pays de l’Est ont aujourd’hui le sentiment d’accéder à la modernité politique et économique représentée par l’Union. L’Irlande, le Portugal, le Danemark, la Grèce échappent, grâce à l’Europe, au face-à-face inégal et souvent périlleux avec un trop puissant voisin. Si bien que, pour des raisons différentes, l’Europe, au sens de la construction européenne, offre à chacun de ses Etats membres une opportunité, voire une consécration historiques, dans sa propre ambition de nation.


Aujourd’hui encore, dans tous nos pays, le projet européen est l’un des seuls, et parfois le seul, grand projet mobilisateur national, en particulier pour les jeunes et pour les élites, économiques, sociales, scientifiques, universitaires, militaires…


3 – Ce qui conduit à une troisième observation, trop souvent ignorée, tant par les souverainistes que par les fédéralistes : nul ne peut construire l’Europe tout seul. C’est un travail d’équipe, mieux : un grand chantier collectif.


Une « autre Europe » est évidemment toujours possible. Sur le papier, chacun de nous peut dessiner une Europe idéale. Le malheur – ou le bonheur – c’est qu’il s’agit d’élaborer les règles d’un « vivre ensemble », donc il faut aussi prendre en compte les vues des autres. La crédibilité d’un projet européen se mesure d’abord à sa capacité à rassembler les adhésions, en France et dans tout ou partie de l’Europe : la barre est donc placée très très haut. Les traités actuels ont beaucoup de défauts, mais ils sont acceptés par 25 pays européens. Le projet de Constitution est perfectible, mais il a rassemblé un consensus auprès de quasiment tous les partis politiques de tous les pays concernés par la construction européenne – à la seule exception notable des Conservateurs britanniques. Dans aucun des pays membres n’existe aujourd’hui un parti ou un mouvement capable de proposer une alternative susceptible d’obtenir une majorité au niveau national, a fortiori au niveau européen.


4 – Telle qu’elle se présente en 2004, l’Europe politique est très largement une invention française. Aucun autre pays n’a contribué plus que le nôtre, tant à son concept initial qu’à ses développements ultérieurs. L’Europe est à la politique française ce qu’Airbus est à son industrie : sa plus belle réussite, grâce à l’art de fédérer le meilleur de nos partenaires autour d’une idée française.


C’est d’ailleurs cette marque d’origine française qui explique les réticences britanniques, aussi anciennes et persistantes que le projet européen lui-même : vu d’outre-Manche, la construction européenne a toujours eu quelque chose d’une arme diabolique inventée par la France pour dominer le continent par d’autres moyens. La CECA, de Jean Monnet et Robert Schuman, le traité de Rome, dont l’application fidèle a été décidée par le général de Gaulle lui-même, tout comme le fut son extension à la politique agricole en 1962, le Conseil européen créé par Pompidou puis Giscard, le système monétaire européen de Giscard et Schmidt, le marché unique inventé par Delors, la convention de Schengen, voulue par Mitterrand et Kohl, tout comme l’union monétaire, ratifiée par le peuple français lui-même.


Quant au projet actuel de Constitution, il a été élaboré par une Convention présidée magistralement par Valéry Giscard d’Estaing. La Commission y était représentée par Michel Barnier, la contribution principale du Parlement européen a été le rapport Lamassoure sur la répartition des compétences, Hubert Haenel a été le grand contributeur au chapitre-clef de l’Europe judiciaire, tandis que, sur les institutions, le texte final est presque un décalque de la proposition commune de Chirac et Schröder de janvier 2003. Il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de l’irritation exprimée par les dirigeants espagnols, ni le déchaînement des tabloïds britanniques. (citations du Figaro et du Monde).


5 – Le projet de Constitution donnera à l’Union européenne l’efficacité et le caractère démocratique qui lui font aujourd’hui défaut.


L’Union marche mal, parce qu’on continue d’appliquer les méthodes et les procédures du petit Marché commun des Six à l’union politique de la Grande Europe. Le projet de Constitution :


– précise une fois pour toutes les compétences respectives de l’Europe et des Etats, et charge les Parlements nationaux du contrôle de cette répartition : « Bruxelles » ne pourra plus empiéter sur les droits des Etats. Symbole et garantie suprême : son budget restera strictement limité à un plafond fixé à l’unanimité des gouvernements (il est de 1% du PIB actuellement).


– Donne à l’Union des dirigeants propres, politiquement responsables devant les citoyens. Les lois européennes devront être adoptées à la fois, par les gouvernements au sein du Conseil des Ministres européens, et par les représentants des citoyens au sein du Parlement européen. Le Président de la Commission sera élu par le Parlement au lendemain des élections européennes, c’est-à-dire par tous les citoyens à l’occasion de celles-ci : ce sera « Monsieur » ou « Madame » Europe. En outre, un amendement français a permis de donner aux citoyens un droit de pétition collective pour intervenir directement auprès de Bruxelles.


Les citoyens, les grands acteurs économiques et sociaux, la Banque centrale en charge de l’euro, nos partenaires internationaux auront ainsi un interlocuteur fort de l’élection par les représentants de 450 millions de citoyens européens.


– Sauvegarde les identités et les souverainetés nationales, et notamment françaises : la diversité linguistique et l’exception culturelle figurent dans la Constitution, tout comme la vision française des services publics ; chaque Etat disposera d’un droit de retrait de l’Union sans condition et à tout moment. Les gouvernements ne seront pas subordonnés à l’Union, ils coordonneront leurs politiques nationales au sein du Conseil européen doté d’un Président permanent, distinct du Président de la Commission.


– Donne aux peuples eux-mêmes ou à leurs représentants parlementaires le pouvoir de décider des adhésions futures à l’Union. Les chefs de gouvernement ne pourront plus décider seuls sur les candidatures futures. Il y faudra un débat public dans tous les pays, conclu par un vote parlementaire ou un référendum.


Cette Union décevra les vieux fédéralistes et les vieux souverainistes. Ce n’est pas un super-Etat, ni une confédération. C’est une filiale commune spécialisée dont les Etats membres seraient plutôt les actionnaires fondateurs. L’équivalent, au niveau interétatique, de ce que sont les communautés d’agglomération au niveau intercommunal. C’est l’Europe des nations, mais unies dans l’Europe. En fait, il faudra inventer un vocabulaire nouveau pour décrire plus exactement cette réalité politique nouvelle.


En même temps, faute de consensus à 25 sur se sujet très sensible, la Constitution reste incomplète sur la politique étrangère et la défense. D’où les nouvelles initiatives politiques prises récemment par la France en ces domaines.


6 – Face aux faiblesses françaises, qui apparaissent à certains comme des signes de déclin, l’Europe n’est pas le problème, c’est une des solutions.


L’identité nationale ? Personne n’a jamais prétendu que nous soyons menacés par l’invasion culturelle allemande, italienne ou hispanique. Face à l’hégémonie américaine, c’est grâce à l’unité des Quinze que nous avons sauvegardé l’exception culturelle dans les négociations commerciales planétaires. Grâce à l’Europe, nous défendons unis nos diversités culturelles nationales.


L’immigration ? Les clandestins qui s’installent chez nous ne passent guère par nos voisins, mais parviennent directement par voie aérienne (80% des cas) ou maritime. Tout le monde admet que le problème majeur de la pression migratoire ne peut se traiter efficacement qu’au niveau européen, en agissant sur les causes profondes et en se dotant des instruments communs d’une véritable maîtrise du phénomène.


Le chômage ? Le commerce extérieur est le seul moteur de croissance économique qui demeure quand nos moteurs internes (consommation, investissement) sont au point mort. En même temps, si le chômage français est supérieur à celui des Pays-Bas, du Portugal ou de l’Irlande, c’est bien qu’il a des causes nationales qu’il nous appartient de traiter entre nous.


Car l’Europe ne fera pas à notre place les réformes que nous répugnons à faire. Les retraites, l’assurance maladie, le système hospitalier, la réforme de l’Etat, la gouvernance locale et régionale, le système éducatif et universitaire, l’insécurité urbaine, l’intégration des Français d’origine étrangère sont les sujets majeurs dont dépend l’avenir de la communauté nationale et dont la solution ne dépend que de nous. Et il est évident qu’une France faible, incapable de résoudre ses problèmes propres, perdrait sa capacité d’entraînement en Europe.


7 – 2004 va être l’année de la refondation de l’Europe. Le « big bang » de l’entrée de dix nouveaux membres, le projet de Constitution, l’accord Chirac-Schröder-Blair sur l’Europe de la Défense, la candidature de la Turquie obligent tous les partis et tous les pays à se prononcer sur l’Europe du XXIe siècle à la faveur des élections européennes de juin prochain.


Voulons-nous une Europe-puissance ou une Europe-espace ? La consécration de la vision française, ou le triomphe de la vision anglo-saxonne, soutenue activement par les Etats-Unis ?


Le choix de l’Europe-puissance, signifie : oui à la Constitution, oui à l’Europe de la Défense, non à la Turquie et aux autres candidatures extérieures au continent européen.


En revanche, le « non » à la Constitution, ou à l’Europe de la Défense, ou le « oui » à la Turquie ferait basculer le projet du côté de l’Europe-espace.


Héritière des traditions gaulliste, démocrate-chrétienne et libérale, synthèse des messages de de Gaulle et de Jean Monnet, l’Union pour un Mouvement Populaire doit exprimer clairement sa volonté de voir la France et l’Europe épouser le nouveau siècle.


Alain Lamassoure, le 23 février 2004