La révolution de la paix
Un des phénomènes que nous avons bizarrement le plus de mal à prendre en compte dans nos analyses de la société contemporaine est la révolution introduite par le passage de l’état de guerre chronique à la paix perpétuelle. Cette « révolution de la paix » est au moins aussi importante que les transformations introduites par la révolution politique de la démocratie ou par la « révolution industrielle ». Mais, alors que la prise de la Bastille, l’invention de l’automobile ou la diffusion de la pilule contraceptive ont été des événements spectaculaires et/ou immédiatement perceptibles par tous (et toutes), il a fallu beaucoup beaucoup de temps pour que chacun réalise que, au moins en Europe, la malédiction historique aussi ancienne que l’humanité, la fièvre quarte de la guerre tribale, était « définitivement » conjurée. Plus exactement, chacun de nous en est convaincu depuis longtemps, mais nous ne comprenons pas les bouleversements inouïs que cela apporte à la conception même de la vie en société. Les guerres coloniales, la guerre froide, puis, dans une moindre mesure, les guerres balkaniques et les menaces terroristes ont retardé la prise de conscience du phénomène.
Prenons-en la juste mesure. La meilleure comparaison est celle d’une maladie contagieuse. Ce mal dont a souffert l’humanité de façon épidémique ou endémique est aujourd’hui éradiqué sur le continent européen, comme en Amérique du Nord et dans l’hémisphère austral, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Cela ne signifie pas que ces pays sont à l’abri de toute forme de violence organisée, d’origine interne, ni, bien entendu, qu’ils n’aient rien à craindre du monde extérieur : la violence nationaliste frappe encore en Irlande et au Pays basque, des groupes extrémistes posent des bombes ici ou là, le terrorisme islamiste menace un peu partout, tandis que s’accroît le nombre d’Etats instables capables d’acquérir des armes de destruction massive. Et qui peut prétendre que l’éradication d’une telle maladie est vraiment définitive ? Néanmoins, le changement est historique. Nous étions des sociétés forgées dans la violence et le rapport de forces, à l’intérieur comme vis-à-vis de l’extérieur. Chaque épisode de paix n’était qu’un entre-deux-guerres. Les grands pays se préparaient à remporter l’affrontement suivant, les petits cherchaient le moyen de n’être pas le prochain champ de bataille. Chaque traité de paix faisait naître ou disparaître des régimes, des Etats, des nationalités. Sous l’effet conjugué de la démocratie, de l’état de droit, de la construction européenne, de la décolonisation et de la disparition de l’Union soviétique, chaque pays du continent est désormais une société apaisée et fondamentalement pacifique, en paix assurée avec ses voisins immédiats, et sans ennemi national hors du continent.
La seule conséquence que nous en ayons tirée jusqu’à présent est la réduction de notre dispositif militaire, d’une manière d’ailleurs précipitée, désordonnée et finalement assez ridicule : moins de 5% des jeunes Européens sous l’uniforme sont capables de combattre, et l’essentiel de l’effort encore consenti vise à mener la guerre précédente plus qu’à faire face aux menaces de notre temps. Or, c’est toute la conception du rôle de l’Etat et de la manière de gouverner qu’il faudrait adapter à cette situation nouvelle. Car nous vivons désormais dans un monde différent.
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Nos religions ont été révélées à des sociétés primitives, rurales, pastorales et même nomades, il y a deux à trois mille ans. Notre modèle de démocratie, parlementaire ou présidentielle, a été conçu il y a deux siècles. Les circonscriptions administratives autour desquelles s’organise la vie de la France profonde sont les mêmes depuis 1791. Les concepts avec lesquels nous décrivons la vie économique et sociale et autour desquels s’organise encore le débat politique majeur en France datent du début de la révolution commerçante et industrielle : Karl Marx contre Adam Smith et Frédéric Bastiat. Nos institutions sociales de « l’Etat providence » ont été bâties au milieu du siècle précédent, et la référence majeure de la politique économique de « progrès », l’œuvre de Keynes, qui justifie encore nos déficits budgétaires actuels, était contemporaine du Charlot des Temps Modernes. L’ancienneté des références serait rassurante si entre temps n’étaient intervenus autant de bouleversements démographiques, scientifiques, techniques, économiques et sociaux. Et plus les théories sont éloignées de ce qu’est devenu le réel ou de ce que l’on a appris de lui, plus les autorités sont lentes à corriger leurs erreurs : il a fallu six siècles à l’Eglise pour demander pardon aux mânes de Galilée et, au rythme des débats de l’ultra-gauche française, il faudra une période comparable à celle-ci pour reconnaître l’erreur fondamentale du communisme. Le « travail de deuil » des idéologues orphelins de leurs théories mortes coûte très cher aux sociétés modernes.
Des théories, des concepts, des institutions, des modes d’organisations sociale, des symboles, des mots mêmes conçus dans et pour des sociétés essentiellement rurales, largement analphabètes, fondées sur la suprématie masculine, incapables de maîtriser leur fécondité, incertaines sur leur capacité à se nourrir, faiblement éclairées par une science balbutiante et contestée, menacées par la guerre aussi inexorablement que les côtes atlantiques le sont par la pluie, ne peuvent plus être aussi pertinents pour des sociétés post-industrielles de citadines-et-citadins diplômé(e)s de l’enseignement supérieur, pacifiques et pacifiées jusqu’aux franges du pacifisme, et où le chat sur Internet remplace le bistrot du coin comme le J.T. de 20 heures s’y substitue à la messe dominicale. Tout a changé autour de nous, sauf la nature humaine – et sauf notre mode de pensée et notre façon de nous gouverner. Sur les autoroutes du futur, nous cahotons à dos de mulet. Et, qui plus est, fiers d’être juchés sur le bourrin de nos grands’pères !
Alain Lamassoure, le 20 janvier 2004.