L’Europe face à la crise irakienne : divisions en haut, unité en bas


Un des mystères de l’Histoire est qu’elle connaît des phases lentes et des moments d’accélération. Nous vivons clairement une accélération considérable, en Europe et dans le monde. La crise irakienne agit comme un formidable révélateur de contradictions jusqu’ici soigneusement sous-estimées, voire dissimulées. Elle oblige les acteurs à se poser publiquement des questions taboues. Prompts au jugement catégorique et définitif, impressionnés par le fracas des mots ou des armes, les observateurs sont parfois passés à côté de l’essentiel.


1 – Malgré le grand mérite du Président Chirac, la gravité de la crise euro-atlantique ne tient pas principalement à l’attitude de la France : voilà longtemps que les Etats-Unis ont appris à gérer le franc-tireur français, « mauvais élève » de la classe atlantique, tout comme l’Union européenne a appris à gérer son propre « mauvais élève » de Londres. Cette fois-ci, pour la première fois, l’Allemagne se joint à la France pour s’opposer. Et ça change tout. Un bloc franco-allemand représentant 40% de la population et de la richesse de l’Union européenne et l’axe pionnier de toute la construction européenne ne peut pas être traité comme un vulgaire outsider. Son opposition change tout. D’autant que les dirigeants français et allemands expriment le sentiment profond, non seulement de leurs propres concitoyens, mais de toute l’opinion publique européenne, mobilisée partout contre la solution militaire.


L’attitude allemande est d’autant plus importante qu’elle n’est pas liée à la seule personne du Chancelier Schröder. La guerre froide est finie depuis douze ans. Aussi reconnaissants que soient les Allemands pour le soutien déterminant que les Etats-Unis leur ont donné contre la menace soviétique et pour la réussite de la Réunification, les intérêts politiques et militaires de l’Europe et de l’Amérique ne sont plus désormais systématiquement identiques : le « découplage » a eu lieu.


2 – Les tensions créées par l’affrontement USA contre France-Allemagne ont contraint nos autres partenaires européens à prendre parti publiquement, en paroles et en actes. Et un phénomène étonnant est apparu : les dirigeants européens se divisent, parfois jusqu’à la fourberie, mais les opinions publiques, elles, sont unanimes.


Or, au même moment, la Convention européenne est réunie à Bruxelles pour rédiger la constitution de l’Europe politique : nous devons rendre notre copie pour la mi-juin.


Pour le travail de la Convention, la crise a un mérite : les vraies questions sont maintenant sur la table. Jusque là, les dirigeants faisaient semblant de vouloir une politique étrangère commune. Aujourd’hui, les masques sont tombés. Le débat est porté sur la place publique : il devra être mené jusqu’au bout. D’autant que, pour la première fois, les opinions publiques sont en attente d’une voix européenne exprimant leur sentiment commun.


Depuis l’origine, tous les progrès de la construction européenne ont été engagés par une initiative franco-allemande. Le seul domaine où l’on n’a guère progressé est justement celui où la France et l’Allemagne avaient fondamentalement des positions différentes. A partir du moment où toutes deux plaident aujourd’hui pour une Europe indépendante, un processus de mise en place progressive d’une politique étrangère et militaire commune, comparable à celui qui a conduit à l’union monétaire, devient possible. On verra bien quels pays sont prêts à y participer.


3 – Enfin, ce n’est pas seulement une nouvelle Europe qui sortira de la crise, c’est aussi une nouvelle ONU. Quels que soient leur aboutissement, les efforts faits de tous côtés pour parvenir à une décision au Conseil de sécurité sont une reconnaissance de la nécessité politique, même pour les Etats-Unis, de bénéficier de la légitimité que seule confère l’ONU. Là aussi, il va bien falloir se poser des questions dérangeantes : est-il normal que la France et la Grande-Bretagne aient conservé le privilège, purement historique, du statut de membre permanent du Conseil de sécurité, et que celui-ci n’ait été accordé en Asie, qu’à la seule Chine, à aucun pays africain ni latino-américain ? Que quatre des cinq membres permanents soient des pays chrétiens, et que le monde musulman n’ait aucun représentant alors qu’en Indonésie la seule île de Java est plus peuplée que toute la Russie ? Le temps n’est-il pas venu de démocratiser l’ONU, et de s’appuyer sur des organisations régionales d’Etats voisins, au niveau des continents ou sous-continents : une Union africaine bénéficierait d’un droit de veto sur les décisions concernant l’Afrique, comme l’Union européenne pour des décisions concernant notre continent.


La guerre froide est finie depuis douze ans, mais la décolonisation, elle, s’est achevée il y a quatre décennies : il est grand temps d’en prendre acte si l’on ne veut pas voir le Tiers Monde se constituer en Tiers Etat politique, contestant l’aristocratie minoritaire et arrogante des pays occidentaux.


Alain Lamassoure, le 12 mars 2003.