Lettre aux dirigeants européens


Samedi 14 décembre 2003. Bruxelles. Communiqué final du Conseil européen saisi du projet de Constitution : « La Présidence italienne a constaté qu’il n’a pas été possible de parvenir, à ce stade, à un accord global sur un projet de traité constitutionnel. La Présidence irlandaise est invitée, sur la base de consultations, à évaluer les possibilités de progresser et à faire rapport au Conseil européen en mars. »


Six mois n’auront donc pas représenté un délai de maturation suffisant. On savait que les nouveaux pays membres avaient besoin de temps. Eh bien, les Quinze aussi !


Les observateurs ont toujours tendance à ramener les grands événements à de petites causes, des anecdotes, les arrière-pensées de l’un, les espoirs secrets d’un autre, la maladresse d’un troisième. La vérité est plus simple, et plus forte : en décembre 2003, la quasi-totalité des dirigeants européens adhéraient au projet, mais ceux qui se sentaient plus à l’aise sans Constitution étaient plus nombreux que ceux qui souhaitaient son approbation immédiate – qui aurait exigé sa ratification rapide et qui aurait débouché sur son application prochaine.


Ce sentiment se comprend, et je ne suis pas de ceux qui vous en feront le reproche : l’enjeu est si considérable ! Donner des orientations à un négociateur est une chose ; mesurer les conséquences d’une révolution politique telle que celle qui est en filigrane du projet de Constitution européenne en est une autre. Il ne s’agit pas seulement de faire naître des dirigeants européens dotés de leur propre légitimité, et donc « concurrents » des leaders nationaux. Chaque gouvernement devra se réorganiser profondément pour participer efficacement au nouveau Conseil des ministres européen. Chaque parlement national devra s’adapter pour contrôler l’application du principe de subsidiarité. Les élites politiques, administratives, médiatiques, vont être amenées à envisager des carrières européennes, tandis que partis politiques, syndicats et médias devront apprendre à travailler dans des ensembles européens. Dans la plupart des pays concernés, voire dans tous, le dernier mot devra être donné aux citoyens par référendum. Au fond, c’est l’espace politique européen qui va naître, alors que, jusque-là, la « vraie » politique était restée cloisonnée entre les murs nationaux.


On comprend donc qu’avant de franchir le pas il y ait une hésitation, et comme un vertige. Et, certes, la Constitution ne s’altérera guère pendant les frimas hivernaux. Mais il y aurait péril à la laisser au placard au-delà du prochain solstice de juin. A cette date, un nouveau Parlement européen, puis une nouvelle Commission, vont entrer en fonctions. Plusieurs Etats membres auront des dirigeants nouveaux. La Constitution restera une référence technique éminente ; mais le consensus qui lui avait donné un commencement de vie aura fondu.


Depuis quelques mois, chacun le reconnaît en privé, vous l’avez mesuré vous-même dans le brouhaha de ces caravansérails que sont devenus le Conseil européen et le Conseil des ministres : à vingt-cinq membres, dont chacun, autour de la table, est entouré d’une demi-douzaine de collaborateurs, le « club » a changé de nature. Les procédures, les méthodes, les règles ne marchent plus. L’impasse de décembre le démontre pour ceux qui en doutaient encore : à vingt-cinq, l’unanimité n’est plus possible sur aucun sujet. L’Europe ne peut plus décider, alors que son économie est en panne. L’Europe est paralysée, alors qu’il lui faut décider maintenant de son financement futur. Les grands objectifs que vous avez adoptés sur la compétitivité de l’économie, sur la lutte contre le terrorisme, sur le développement durable étaient déjà très ambitieux à quinze : ils sont hors de portée à vingt-cinq sur la base des vieux traités.


Les travaux de la Convention, comme l’échec, à ce jour, de la conférence intergouvernementale qui a suivi, l’ont montré : le projet de Constitution est le seul texte qui peut rassembler un large consensus au sein de la grande Europe. Il n’est parfait pour aucun d’entre vous, mais il est acceptable par tous. Il permet à chaque Etat de vivre heureux dans l’Union, et à celle-ci d’être efficace. La négociation pourra reprendre quand chacun l’aura compris, et aura réalisé qu’il est prisonnier des autres. Les pays qui disent préférer le traité de Nice à la Constitution ne peuvent pas bloquer durablement un progrès jugé indispensable par une grande majorité de leurs partenaires. Mais ceux-ci doivent comprendre que, le différend portant sur le processus de décision, la notion d’avant-garde n’a pas de sens pour surmonter ce blocage-là. Les pays qui ont fusionné leurs monnaies peuvent conduire leur politique monétaire rien qu’entre eux. De même, ceux qui souhaitent mettre en commun leur politique étrangère peuvent le faire sans attendre les autres. Mais comment faire si certains pays acceptent toutes les compétences, mais non la procédure pour les exercer ? Evoquer un projet « d’avant-garde » ou de « groupe pionnier », c’est alors manier un sabre de bois.


La chronologie idéale pour l’union de l’Europe aurait dû être : accord politique pour une Europe fédérale (ou communautaire) ; accord sur les compétences ; élargissement. On a commencé par attribuer à l’Union des compétences considérables (depuis le traité de l’acte unique de 1986 jusqu’au traité d’Amsterdam) ; puis on a décidé de l’élargir à tout le continent ; et ensuite seulement on a cherché un mode de gouvernement efficace et démocratique, débouchant sur le modèle fédéral. Rien ne sert de pleurer sur le lait répandu : sans doute n’était-il pas possible de faire autrement. Mais le résultat de cette chronologie est que chacun de nous dépend de tous les autres. Sans les partisans de l’Europe-espace, les promoteurs de l’Europe-puissance ne peuvent plus avancer. Mais inversement, s’ils s’obstinaient à s’opposer à l’émergence de l’Europe-puissance, les Etats moins « européens » verraient l’espace économique lui-même se déliter inexorablement.


Nous avons devant nous la première occasion historique d’unir le continent dans le même ensemble politique. Mais c’est aussi la dernière – au moins pour longtemps.


Alain Lamassoure, le 20 décembre 2003.