Une exception française : l’inégalité face au chômage


Nous le savons tous, nous n’en parlons jamais : le plus formidable blocage à toutes les réformes et, au-delà, à la modernisation de la société française, c’est le privilège de la garantie absolue d’emploi dont jouit une partie des Français – en l’espèce, les fonctionnaires et agents du secteur public. Un privilège tellement enraciné au plus profond du modèle français que, non seulement, depuis l’héroïque Raymond Barre, aucun homme politique n’a osé le nommer comme tel, mais encore ceux qui n’en bénéficient pas ne l’ont jamais remis en question. Comble du masochisme ? Syndrome de Stockholm ? Les salariés du secteur concurrentiel se sont souvent solidarisés avec ceux du public en grève, alors même qu’en période de croissance lente les garanties d’emploi des uns ne font qu’accroître la précarité des autres. Lorsque, malgré tout, ici ou là, une voix timide s’élève pour suggérer qu’il pourrait y avoir là un sujet de préoccupation, un formidable chœur polyphonique, drapé dans la dignité tricolore, scande « qu’il ne faut pas dresser les Français les uns contre les autres ! » Fermez le ban !


Heureusement que les Constituants ne se sont pas arrêtés à cet argument dans la Nuit du 4 août 1789 ! Ce sont les inégalités qui divisent les Français, et non pas leur dénonciation. Et c’est d’un vrai esprit révolutionnaire dont nous avons besoin pour nous attaquer à cette source d’injustice qui mine la société française en profondeur.


Transformer tout le monde en fonctionnaire : c’était l’ambition du marxisme, qui a marqué la France plus profondément et plus longtemps que tout autre pays occidental. Adopté par une majorité communiste et socialiste, le statut de la fonction publique de 1945 n’était pas seulement destiné à garantir la stabilité des agents publics là où la nécessité est évidente (éducation, police, magistrature). Il était conçu par ses auteurs comme un modèle, qui avait vocation à s’étendre, peu à peu, à tous les salariés et, au-delà, à tous les actifs. Depuis, il a servi de référence implicite à toutes les revendications sociales : on a même vu des chômeurs, désespérant de retrouver un emploi, finir par s’organiser pour avoir un statut.


Intervient ici une particularité bien française. Ailleurs, en Europe, le syndicalisme et les partis de gauche sont restés sociologiquement ancrés dans le monde salarié en entreprise, d’abord cols bleus puis cols blancs : le Labour party anglais, le Parti socialiste ouvrier espagnol ont gardé leur nom d’origine. En France, le syndicalisme n’est puissant que dans le secteur public, et c’est dans la fonction publique que le Parti socialiste trouve ses militants, ses élus, sa philosophie et ses dirigeants : c’est le cas de tous ses présidentiables depuis 1995, y compris les nombreux prétendants pour 2012. De manière significative, il en va de même pour la nouvelle gauche écologiste.


Nous en arrivons ainsi au paradoxe incroyable : ce sont ceux qui sont protégés du chômage qui monopolisent le terrain de la revendication sociale, en se présentant comme les défenseurs des plus défavorisés. Et ça marche ! L’un après l’autre, les gouvernements finissent par céder aux pressions de « la rue », et ouvrent des négociations avec des dirigeants syndicaux qui ne représentent en fait que le secteur protégé. Comment s’étonner si, à chaque fois, celui-ci en sort encore plus protégé et si, depuis maintenant trente ans – trente ans ! – la France s’est enfoncée dans le chômage de masse au point de ne même plus s’en indigner ? J’exagère ? Ces derniers mois, avant comme après les régionales, au cœur de la crise économique, le débat politique s’est concentré sur des sujets tels que le changement climatique, l’identité nationale, le port du voile islamique, et les candidatures à l’élection présidentielle qui n’aura pas lieu avant deux ans. Dans un pays incapable de fournir un emploi à un jeune sur quatre !


Car nous sommes désormais dans un cercle vicieux. Si l’on additionne les agents des trois fonctions publiques (nationale, territoriale, hospitalière), les agents du secteur public (cheminots, gaziers, etc.), les salariés des innombrables organismes, associations, fondations, entreprises de « l’économie sociale », qui vivent essentiellement de subventions, les retraités, les bénéficiaires des minimums sociaux, les jeunes bénéficiant d’un contrat aidé, on arrive à ce résultat étonnant : le nombre des Français dont la rémunération principale est financée par l’impôt et qui sont protégés du chômage est équivalent à celui des salariés du secteur privé ! Du temps où le communisme recouvrait l’Europe de l’Est, Valéry Giscard d’Estaing avait décrit cette situation en disant : « La France contient une Pologne en elle ! » En 2010, la Pologne, devenue démocratique, est libérée de sa bureaucratie tentaculaire. La France, restée démocratique, a conservé la sienne


La dépendance à l’argent public tend même à s’accroître. Les salariés du privé eux-mêmes ne peuvent être payés 39 heures pour 35 heures de travail hebdomadaires que parce que l’Etat paye à leur place les cotisations sociales correspondantes. Les professions de santé dépendent de l’assurance maladie. Et les aides européennes représentent un bon tiers du revenu de nos agriculteurs. D’où l’immense difficulté politique à faire accepter les réformes. Si tant de Français dépendent de la dépense publique, comment celle-ci serait-elle impopulaire ? Pourquoi des élus régionaux se battraient-ils pour attirer des investissements industriels, alors que la dernière trouvaille des économistes français est que « l’économie résidentielle », c’est-à-dire les revenus dépensés par les fonctionnaires, les retraités et les résidents secondaires, rapporte plus que les activités productives, qui sont pénibles pour les travailleurs et polluantes pour l’environnement ?


Et voilà comment, petit-à-petit, mais de plus en plus vite, la France se dévitalise. Trop de ses jeunes se découragent, ou s’en vont tenter ailleurs une chance que n’offrent plus ici notre allergie au risque et notre jalousie envers la réussite. N’accusons pas la Chine, là où le mal est d’abord en nous : nous avons laissé fondre notre industrie, au point qu’elle ne représente plus que la moitié de la part qu’elle occupe encore dans l’économie allemande. On demande un Lech Walesa.


Alain LAMASSOURE, le 26 avril 2010