Un essai historique, qu’il faut maintenant transformer


Valéry Giscard d’Estaing a raison : jugé à l’aune de nos attentes d’il y a dix-huit mois, le résultat est inespéré. Ne sous-estimons pas le défi qui était à relever : trouver un consensus entre les représentants de tous les partis politiques de tous les Etats concernés par la construction européenne. Vingt-huit nations, chacune attachée à son identité, à sa langue, à son indépendance, ancienne ou fraîchement acquise, et dépassant ensemble les 500 millions d’habitants. La Convention de Philadelphie rassemblait les représentants de 13 petits Etats, parlant la même langue, n’ayant jamais connu l’indépendance individuelle, et qu’une guerre d’indépendance commune venait de transformer en une seule nation de 3 millions de citoyens: sa réussite reste inégalée, mais la tâche des Européens était incomparablement plus rude.


Or, le compromis final ne s’est pas fait sur la base du plus petit dénominateur commun, mais sur le triomphe de l’idée des pères fondateurs, sur la généralisation du modèle communautaire. Une autre Europe est fondée.


L’Union européenne n’est plus seulement un espace économique doté des moyens politiques correspondants, mais une vraie Union politique à vocation plus large, dotée d’institutions efficaces et démocratiques. L’introduction de la Charte des droits fondamentaux, et l’utilisation du mot « constitution » symbolisent ce changement.


Les compétences internes de l’Union sont maintenant clairement définies, complétées, stabilisées et soumises à un contrôle des Parlements nationaux. Ce sont des compétences d’attribution. L’extension la plus notable concerne l’espace de liberté et de justice : politiques d’asile, d’immigration, de lutte contre la grande criminalité transfrontière. En revanche, l’Etat reste, non seulement, le cadre identitaire (langue, éducation, culture…), mais aussi le cadre principal de la redistribution financière, et de toutes les politiques de solidarité (fiscalité des personnes, Sécurité sociale, santé). Il faut le souligner : cette répartition des compétences a fait l’unanimité, entre fédéralistes et souverainistes, comme entre la gauche et la droite. Elle n’est plus contestée, ni par les Britanniques, ni par les Danois, ni par les Länder allemands, qui se sont montrés très jaloux de leur propre champ d’action.


Pour gérer les politiques communes, le système de décision s’inspire clairement du modèle fédéral.


Toutes les lois européennes sont désormais soumises à l’approbation d’un Parlement représentant les citoyens, et du Conseil représentant les Etats. Pour la première fois, l’Union est dotée d’un chef d’exécutif disposant d’une légitimité démocratique propre, un « Monsieur », ou une « Madame Europe » : ce sera le Président de la Commission élu par le Parlement européen à la majorité simple, sur proposition du Conseil européen, au lendemain des élections européennes. C’est lui qui choisira son équipe de Commissaires, à partir de propositions faites par les gouvernements, et qui la soumettra ensuite à l’investiture parlementaire. La Commission devient pleinement l’exécutif politique de l’Union.


En même temps, la coordination des politiques nationales dans l’Union sera assurée de manière plus efficace.


Car, les Etats conservant des compétences considérables (notamment toute la politique budgétaire et fiscale), la réalisation des objectifs communs ne passe pas seulement par le bon exercice des compétences de l’Union selon un modèle fédéral. Il nous faut aussi coordonner les politiques nationales, dimension fondamentale du système européen qu’ignorent les systèmes fédéraux classiques. La coordination sera mieux assurée par la création d’une fonction de Président permanent du Conseil européen, qui assurera la continuité des travaux du Conseil, handicapé aujourd’hui par la rotation semestrielle des présidences, et par la réforme du Conseil des Ministres.


Conséquence importante pour les citoyens : jusque là perçue comme une bureaucratie anonyme, l’Europe va s’incarner dans des visages : ceux de ses dirigeants propres, qui ne seront plus des dirigeants nationaux. Le Président de la Commission, le Président du Conseil européen, un Ministre européen des Affaires étrangères, dotés d’une autorité comparable à celle des dirigeants nationaux.


En termes de rugby, nous dirions que ce résultat est un essai historique. Mais pour gagner le match européen, il reste à le transformer. Auprès des gouvernements. Et auprès des opinions publiques.


La Convention propose, les gouvernements disposent. Ils doivent avoir la sagesse de comprendre qu’à 25 ou 30 membres, à partir du moment où nous sommes tous d’accord sur les sujets à confier au niveau européen, la question n’est plus de savoir comment chaque gouvernement peut garder la possibilité de tout bloquer (le fameux droit de veto), mais comment permettre à l’Union de prendre les bonnes décisions pour la communauté. Le texte doit être encore amélioré sur ce point.


En outre, le conflit irakien a paralysé les travaux de la Convention sur la politique étrangère. Mais il a montré aussi que, dans ce domaine fondamental, l’obstacle majeur aujourd’hui n’est pas l’insuffisance des textes, mais l’absence de volonté politique commune. Il appartient ici à la France et à l’Allemagne de prendre l’initiative commune forte de lancer un processus en vue de parvenir à une politique étrangère européenne, comme l’initiative Giscard-Schmidt créant le système monétaire européen a permis de déboucher vingt ans plus tard sur la monnaie unique.


Enfin, il est temps que les citoyens prennent l’Europe en mains. Le projet de constitution le leur laisse espérer : ils pourront élire « Monsieur Europe », et ils bénéficieront d’un droit de pétition collective, inconnu en France, pour proposer des actions européennes nouvelles ou, éventuellement, pour en abroger d’existantes. Tous ceux qui militent pour une Europe démocratique doivent relayer l’initiative prise par 96 conventionnels – quasiment la moitié, dont tous les Français – pour amener tous les gouvernements européens à soumettre la constitution à un référendum le même jour dans tous les pays. Alors, le traité deviendra vraiment constitution, et l’Europe des Etats deviendra aussi l’Europe des citoyens.


La cathédrale européenne est enfin hors d’eau, mais sa construction n’est pas encore achevée. Le chantier continue.


Alain Lamassoure, le 16 juin 2003