Mesurer la croissance, mesurer les réformes


Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a remis au Président Sarkozy ses conclusions sur un changement d’instrument de mesure de la croissance économique : l’index mondialement admis depuis cinquante ans, le « produit intérieur brut », somme de la valeur ajoutée de toutes les entreprises du pays, est notoirement imparfait. Les accidents de la route augmentent le PIB, qui, en revanche, ignore les effets de la dégradation de l’environnement. Le groupe Stiglitz a donc proposé de compléter le calcul du PIB par des critères de mesure du progrès social et environnemental.


Fort bien. Voilà un travail de bon sens, que la comptabilité commerciale prenait en compte depuis des siècles : il faut distinguer les résultats annuels d’exploitation – chiffre d’affaires, bénéfices – et l’évolution de la valeur en capital de l’entreprise. Le capital de « l’entreprise France » comprend aussi, comprend d’abord, sa main d’œuvre, son peuple, ses terroirs, son patrimoine naturel, historique et géographique.


Fort de cette expérience, le groupe Stiglitz pourrait utilement s’attaquer à une tâche au moins aussi nécessaire : la mesure de l’étendue réelle des réformes engagées par le gouvernement depuis deux ans, et de leurs effets concrets.


En effet, l’extraordinaire dynamisme déployé tous azimuts par Nicolas Sarkozy et son équipe a une contrepartie inévitable : l’opinion publique ne sait plus où l’on en est vraiment dans la mise en œuvre du projet de « rupture », qui a été massivement soutenu au printemps 2007. Entre les annonces faites par le Président, ses conseillers et ses ministres, les débats parlementaires à l’Assemblée puis au Sénat, les négociations d’avant-grève et d’après-grève, les réformes promises avant l’élection et les novations introduites depuis lors, ainsi que le dispositif considérable mis en œuvre pour lutter contre la crise économique, au G20, à Bruxelles et à Paris, il est difficile pour le citoyen de savoir exactement où l’on en est dans la « rupture ».


« Travailler plus pour gagner plus ». Les Français ont voté massivement contre les funestes 35 heures, ils ont le sentiment confus qu’on a trouvé le moyen de contourner la loi sans l’abolir, mais où en est-on vraiment ? Au-delà des effets de la crise, le taux d’absentéisme a-t-il augmenté ou baissé, dans le secteur privé et dans la fonction publique ?


Les retraites. Tout le monde a compris que c’était le domaine où les réformes ont été les plus courageuses, en allant jusqu’aux fameux régimes spéciaux. Mais il semble que les déficits réapparaissent déjà. Et pourquoi la retraite à 60 ans reste-t-elle un tabou que l’on n’évoque qu’en tremblant, alors qu’ailleurs en Europe, même la gauche accepte comme une évidence démographique le report jusqu’à 65 ou 67 ans ?


Sur l’éducation règne un grand brouillard. Unanimement salué pour son courage, Xavier Darcos a pourtant changé de portefeuille ministériel. Est-ce à dire que les réformes engagées ont été enterrées ou, au contraire, qu’elles sont achevées ? Si c’est le cas, quels en sont les effets ? Les maux dénoncés, entre beaucoup d’autres, par son prédécesseur Luc Ferry dans le livre qu’il vient de publier (Combattre l’illettrisme, Odile Jacob), sont-ils en voie de résorption ? Le retour de l’ordre dans les établissements, le respect du maître, la protection des locaux scolaires contre la délinquance urbaine et la drogue ont-ils progressé ?


Les progrès observés depuis 2002 dans la lutte contre toutes les formes de délinquance n’étaient guère contestés. Mais voilà que les chiffres se brouillent. Le sentiment d’insécurité a-t-il reculé partout ? Les scandaleuses zones de non-droit ont-elles disparu ?


Sur l’immigration, la présidence française de l’Union européenne a fait adopter un dispositif européen qui reprend la philosophie de « l’immigration maîtrisée ». Les Espagnols ont promis de ne plus procéder à des régularisations massives sans nous consulter, mais les Italiens envisagent d’y recourir. Le centre de Sangatte avait été fermé, mais les candidats clandestins à l’entrée en Grande-Bretagne sont réapparus dans la « jungle » de Calais. Les reconduites à la frontière n’ont jamais connu un rythme aussi élevé, mais les mariages blancs non plus. Sommes-nous sortis de cette tâche de Sisyphe ?


Il y a deux ans, la sécurité sociale était présentée comme en danger de mort. Depuis, les déficits se sont sensiblement aggravés. Les remèdes évoqués – déremboursement de médicaments, hausse du forfait hospitalier – sont les mêmes depuis vingt ans, et leur addition représente 10% du « trou » de l’assurance maladie. Où va-t-on ?


Enfin, la réforme de l’Etat : son rôle, son financement, sa gestion. Pourquoi tant de précautions verbales, de circonlocutions, d’excuses implicites dans l’annonce du changement de statut de La Poste, alors qu’il y a déjà dix ans un ministre communiste des Transports avait fait adopter par sa majorité de gauche l’ouverture du capital d’Air France ? Si chacun comprend les effets mécaniques de la crise sur la chute des recettes fiscales, jusqu’où l’Etat peut-il s’endetter sans mettre en péril le crédit de la France et faire peser un boulet sur les générations futures ? Si un « grand emprunt national » est nécessaire pour financer des investissements d’avenir, à quoi servent les 140 milliards déjà empruntés pour joindre les deux bouts en 2009 ?


Ce qui nous ramène au taux de croissance. Quelles que soient les imperfections du thermomètre, c’est tout de même la croissance qui crée de la richesse et des emplois : hors d’elle, point de salut ! Avant la crise, nous souffrions déjà, comme toute l’Europe de l’ouest, d’une maladie de langueur : la « rupture » exigeait d’aller « chercher la croissance supplémentaire avec les dents ». Bien sûr, là encore, chacun comprend que la crise financière a commencé par nous faire plonger – un peu moins que les autres. Mais en quoi nous sommes-nous préparés à profiter à plein de l’après-crise pour retrouver un niveau de croissance oublié depuis un quart de siècle, et qui sera seul capable de nous permettre de rembourser nos dettes sans catastrophe ?


Oui, décidément, un tableau de suivi des réformes aiderait tous ceux qui sont plus convaincus que jamais du bien-fondé de la rupture, et qui soutiennent toutes les initiatives du Président de la République dans ce sens.


Alain LAMASSOURE, le 23 septembre 2009