Europe 2004-2009: le quinquennat de toutes les crises


A la veille de la nouvelle campagne européenne, prenons un moment pour jeter un regard sur la mandature qui s’achève. Une période qui donne le vertige.


En 2004, l’enjeu des élections européennes était évident : l’Union européenne avait cinq ans pour essayer de rattraper son retard. Retard de son économie, engluée dans une croissance lente, qui contrastait avec les résultats spectaculaires des puissances émergentes et le dynamisme persistant des Etats-Unis. Retard de son organisation, le grand élargissement à l’Est ayant finalement précédé l’adaptation des institutions, qui aurait dû être un préalable : l’Europe politique des 25 continuait de fonctionner selon les règles du petit Marché commun des Six d’il y a cinquante ans ! Retard dans sa diplomatie, trop souvent divisée ou absente sur les grands enjeux internationaux. Pour les peuples d’Europe, ces retards cumulés devenaient une source d’inquiétude croissante, à une période où l’accélération de la mondialisation accentuait le contraste entre un monde en pleine transformation et un continent qui peinait à se mettre en ordre de marche pour affronter les défis du nouveau siècle.


Et, de fait, au lendemain des élections de 2004, toutes les conditions semblent réunies pour donner à l’Union le nouvel élan tant attendu. Les 12 nouveaux membres intègrent la famille avec une facilité impressionnante. Fort de sa légitimité démocratique, le Parlement impose pour la première fois au Conseil européen son propre candidat à la présidence de la Commission, le jeune José-Manuel Barroso. La nouvelle Commission entreprend très vite de relancer la « stratégie de Lisbonne », le grand rattrapage de la compétitivité mondiale, et d’assouplir le pacte de stabilité pour le rendre plus favorable à la croissance. En octobre, le Conseil européen signe à Rome le projet de traité constitutionnel, conçu pour doter la grande Europe des institutions efficaces et démocratiques dont elle a évidemment besoin.


Hélas ! Dès le printemps 2005, l’Union s’est retrouvée plongée dans une crise interne gravissime. Avec une partie visible : le naufrage du traité constitutionnel dans les référendums organisés en France et aux Pays-Bas. Et une partie invisible, mais aussi paralysante : la crise budgétaire, du fait du refus des Etats membres de traiter le problème de fond des ressources du budget communautaire. Le compromis trouvé en décembre 2005 sous la présidence de Tony Blair « garantit » que l’Union ne pourra pas disposer de ressources supérieures à 1,04% de PIB jusqu’en 2013 ! La grande Europe se retrouve sans institutions, sans argent et donc sans projet crédible. Quant à son économie, elle reste plombée par la maladie de langueur des trois grands pays continentaux, l’Allemagne, la France et l’Italie, incapables de se réformer pour recoller au peloton de tête des pays les plus dynamiques.


Et pourtant, l’Europe a montré alors une étonnante capacité à rebondir dans l’épreuve. Se substituant à une Commission tétanisée par les échecs référendaires, le Parlement européen s’empare du pouvoir législatif, en réécrivant entièrement la directive sur la libre circulation des services, à laquelle les gouvernements se sont vite ralliés. Sa commission des Budgets trouve une solution au financement de l’emblématique projet Galileo, le futur GPS européen. Peu à l’aise sur les sujets institutionnels et financiers, la Commission européenne poursuit l’achèvement du grand marché, et fait preuve de beaucoup plus d’audace en matière environnementale, notamment avec le projet REACH sur l’industrie chimique, et la mise en place d’un système de quotas de droits d’émissions de gaz à effet de serre. Les réformes entreprises à la fin du gouvernement Schröder permettent à l’Allemagne de retrouver une compétitivité redoutable, tandis qu’en France l’émergence d’une nouvelle génération politique en adéquation avec son temps traduit une volonté de vrai changement.


Au premier semestre 2007, la conjonction astrale faisant coïncider la présidence allemande d’Angela Merkel avec l’élection de Nicolas Sarkozy permet de trouver en quelques semaines la solution alternative au traité constitutionnel : ce sera le traité de Lisbonne. Un autre heureux hasard de calendrier fait suivre rapidement cette présidence allemande par une présidence française. Obsédé par la volonté de réconcilier les Européens avec l’Europe, hanté par les retards pris par le vieux continent, le Président français s’est donné un agenda ambitieux pour redonner une forte impulsion à l’Union. Il parvient à rassembler ses partenaires sur une politique commune de l’immigration, et sur un dispositif très ambitieux pour lutter contre le changement climatique.


Mais il était dit que, décidément, pendant ce quinquennat, les dieux de l’Olympe n’épargneraient rien à la princesse élue de Zeus. La présidence française s’ouvre sur une nouvelle crise interne, avec l’échec du référendum irlandais sur le traité de Lisbonne, puis elle se poursuit par la crise diplomatique de la guerre russo-géorgienne, avant de s’achever par la grande crise financière déclenchée par la faillite de Lehman Brothers.


Ce second semestre 2008 va marquer le basculement d’un monde dans un autre. Ces événements gigantesques jouent le rôle de révélateur implacable des forces et des faiblesses de tous les acteurs internationaux. Bonne surprise : sous le leadership énergique de Nicolas Sarkozy, l’Union européenne existe, pour la première fois, comme un acteur majeur sur des sujets internationaux majeurs. L’interposition diplomatique vigoureuse des Européens amène Moscou à stopper ses troupes à 40 km de Tbilissi, puis à les ramener à leurs bases. Face à la menace d’embolie financière généralisée, c’est le plan européen qui ramène la confiance des marchés, là où les Américains avaient échoué avec le plan Paulson. C’est encore Nicolas Sarkozy, appuyé par les 27, qui obtient la réunion du groupe des vingt plus grandes puissances, le G20, d’abord à Washington en novembre, puis à Londres en avril 2009, pour trouver des solutions mondiales à une crise mondiale. Sous l’empire de l’urgence et de la gravité des événements, une relation de travail inédite et fructueuse se met en place entre Paris, Berlin et Londres. Et, dans ce mælstrom d’incertitudes, la zone euro apparaît comme un havre de solidité et de confiance.


Mais, en même temps, la crise se révèle chaque jour plus étendue et plus dévastatrice. Quand s’achève la mandature, au printemps 2009, l’Europe est frappée par la récession économique la plus profonde depuis l’après-guerre. Et alors que l’Amérique retrouve, avec Barack Obama, un leadership vigoureux et inspiré, la visibilité si fraîchement acquise de l’Union européenne se noie dans les eaux troubles de la politique tchèque. Tandis que la descente aux enfers de l’économie irlandaise rend de plus en plus problématique la levée du veto de Dublin à l’application du traité de Lisbonne, toujours espérée pour la fin de l’année.


Cinq ans après, nous voilà donc dans un autre monde. Toutes les grandes banques occidentales sont sous la perfusion financière de leur Etat, tout comme les industries automobiles. La réponse à la crise a conduit la plupart des gouvernements à une course vertigineuse à l’endettement, et les banques centrales à des « innovations quantitatives » qui ne sont rien d’autre que l’usage immodéré de la planche à billets. La crise aura des conséquences sociales et politiques imprévisibles sur tous les continents. Quant à la sortie de la crise, elle entraînera une formidable redistribution des richesses entre les acteurs économiques, comme entre les pays, et elle obligera à un renouvellement historique du débat politique entre la gauche et la droite : désormais, l’anticapitalisme bien pensant n’a pas plus de sens que le libéralisme militant. Ce sera au nouveau Parlement, à la nouvelle Commission et aux futures présidences de jeter les bases de ce monde nouveau.


Tel est l’enjeu des élections du 7 juin 2009. Il est tout simplement fabuleux ! Les citoyens européens le comprendront-ils ? Encore faudrait-il que les partis politiques, partout conçus et organisés pour la seule conquête du pouvoir national, les y invitent. Mais, à l’évidence, ce retard-là n’est pas le plus facile à combler…


Alain LAMASSOURE, le 6 avril 2009