L’enjeu du G20 : non à la guerre économique!


Chacun pour soi : ce fut la réaction de toutes les grandes puissances de l’époque à la crise financière de 1929. Chacun s’enferma pour protéger son agriculture, son industrie, ses devises, ses emplois. La guerre monétaire, puis la guerre commerciale, puis la guerre industrielle finirent par déboucher sur la guerre tout court.


Cette fois, les dirigeants politiques ont fait preuve d’un sang-froid remarquable. S’il a fallu attendre la faillite de Lehman Brothers, en septembre, pour faire prendre conscience de la portée de la crise qui se propageait déjà depuis un an, trois semaines ont suffi pour qu’Européens et Américains s’entendent sur des plans de sauvetage considérables, coordonnés et complémentaires. Et, à l’initiative de l’Union européenne, les pays émergents seront associés le 15 novembre à la recherche de solutions durables à l’échelle de la planète. C’est bien l’enjeu de la réunion du G20, que l’on doit à l’acharnement personnel et à l’autorité politique de Nicolas Sarkozy en tant que Président du Conseil européen. Sommes-nous donc sauvés ?


Un regard un peu plus attentif montre que, entre la solidarité planétaire et le chacun pour soi, le choix n’est pas encore fait. Tout dépend de la manière dont les plans de sauvetage seront exécutés. Car les remèdes de cheval rendus nécessaires pour sauver le système financier mondial comportent des effets secondaires qui sont autant de problèmes politiques redoutables. N’en citons que deux.


D’abord, le risque de l’engrenage. Les décisions prises signifient qu’aucun pays ne peut plus se permettre de laisser tomber en faillite une banque ou une compagnie d’assurances jugée « systémique ». Si une telle mobilisation financière s’est faite pour sauver des banques, comment croire que GM, Renault ou Volkswagen pourraient disparaître dans l’indifférence publique ? Comment limiter la garantie de la survie aux seules banques ? Ou aux seuls grands établissements industriels, alors qu’on laisserait tout naturellement mourir les « petits » ? Ou à la seule l’industrie automobile, comme si l’aéronautique, la high tech, la pharmacie étaient moins importantes pour l’avenir de notre économie ? Et voilà que vient le vertige…


Le vertige, qui conduit au second risque : l’exacerbation de la concurrence entre les Etats sauveteurs, au profit de leurs champions nationaux.


Outre-Atlantique, le milliardaire Warren Buffett a pris le contrôle de l’énergéticien Constellation en surenchérissant sur l’offre du français EDF; quelques jours plus tard, la banque Wells Fargo, dont il est le premier actionnaire, a bénéficié d’un concours financier généreux du Trésor américain. De même, en Europe, BNP-Paribas a racheté une partie de la grande banque bénéluxienne Fortis, peu avant d’être le premier bénéficiaire du plan de soutien mis en place par Bercy. Explication officieuse : même fondamentalement saines, les banques françaises auraient besoin d’un soutien en capital de façon à ce que leur ratio de solvabilité ne se compare pas défavorablement à celui des banques britanniques récemment renflouées par la Treasury. Solidarité ou … rivalité ?


La conclusion à en tirer est que, une fois l’infarctus financier évité, cette première crise de l’âge de la mondialisation doit absolument continuer d’être gérée collectivement, au niveau mondial et au niveau européen. La chaîne d’irresponsabilité permise par la titrisation en aveugle ne doit pas être relayée par un concours d’égoïsmes nationaux. Sinon, la guerre économique se propagera aussi vite que le virus financier des subprimes.


Cela suppose que chacun ose affronter ses propres contradictions et répondre aux questions qui fâchent. Pour s’en tenir aux Européens, en voici quelques-unes.


Question pour les pays de la zone euro : pourquoi différer plus longtemps la construction de l’Europe financière ? Une des choses les plus exaspérantes de la politique européenne, c’est le temps perdu pour tenir compte des conséquences évidentes, prévues et voulues, des grandes décisions prises. Ainsi, la suppression des contrôles aux frontières intérieures a été décidée en 1985, pour application en 1993 : on sait depuis un quart de siècle que les politiques nationales de l’immigration n’ont plus aucun sens à l’intérieur de l’espace européen. Pourtant, il a fallu attendre le Conseil européen d’octobre dernier pour que, sur proposition française, les grandes lignes d’une politique commune de l’immigration soient enfin adoptées. En matière monétaire, début 2009, les 16 pays utilisant l’euro auront encore 16 systèmes financiers différents, 16 superviseurs différents, 16 interprétations différentes des mêmes règles comptables et prudentielles, et 17 représentations différentes (les 16 plus l’Union) au FMI. Sous l’empire de la crise, les pays de la zone euro se résoudront-ils enfin, dix ans après l’introduction de la monnaie commune, à en tirer les conséquences évidentes prévues par les traités et recommandées par le bon sens ?


Question pour les pays européens non membres de l’euro : combien de crises faudra-t-il pour leur faire réaliser qu’un pays qui fait les deux tiers de son commerce extérieur avec l’Euroland est condamné, par beau temps, à appliquer la même politique monétaire que celui-ci et, par mauvais temps, à voir son crédit se déprécier au rythme de sa monnaie ? Le Premier Ministre danois l’a compris depuis longtemps. Les Islandais le découvrent trop tard. Les pays d’Europe centrale en tirent les conséquences sur leur propre calendrier politique. Les Suédois, et même les Britanniques, seraient bien inspirés de commencer à se poser eux aussi la question.


Question à l’Allemagne : pourquoi tant de réticences pour coordonner nos politiques économiques nationales de soutien de l’activité ? Quand nous entrons tous en récession, ce grand pays fondateur de l’Union, qui représente 30% du PIB de la zone euro et qui en tire l’essentiel de son excédent commercial, n’a-t-il donc rien à dire à ses principaux partenaires, fournisseurs et clients, ni rien à retirer de leur propre expérience ? Ce serait une étrange première dans l’histoire européenne.


Question à la France : la bataille des fonds souverains est-elle vraiment la bonne ? Voulons-nous défendre la propriété française des entreprises qui travaillent en France ou l’emploi et la compétitivité en France ? Dans les deux cas, le caractère public d’un actionnaire étranger est-il plus dangereux que son caractère privé ? La vérité est qu’un pays endetté est condamné à dépendre, d’une manière ou d’une autre, de ses créanciers. Du point de vue de l’indépendance nationale, est-il alors plus dangereux de voir nos entreprises rachetées par le capital étranger, ou l’Etat français lui-même condamné à s’endetter à l’étranger pour sauver ses entreprises ? C’est la question que les Etats-Unis eux-mêmes ne peuvent plus éluder. Le général de Gaulle l’avait bien compris : l’indépendance d’un Etat exige qu’il soit capable d’équilibrer ses comptes.


Question au couple franco-allemand : au plus fort de la crise économique, est-il urgent d’imposer des coûts supplémentaires à notre industrie européenne, pour l’inciter à réduire ses émissions de CO2, sans savoir ce que sera la position de la nouvelle administration américaine, ni celle des pays émergents, sur les objectifs communs que nous leur proposons en la matière ? Certes, nous ne serons crédibles que si nous sommes prêts à appliquer les premiers les accords internationaux dont nous avons pris l’initiative. Mais être les premiers est une chose, être les seuls en est une autre, tout à fait différente. Il n’y a guère d’exemple historique de désarmement militaire unilatéral qui se soit révélé contagieux. Comme le dit avec humour Woody Allen: “Oui, il faut croire au paradis. Le loup dormira auprès de l’agneau. Mais l’agneau aura une nuit agitée…”


Alain LAMASSOURE, article publié dans “Les Echos” le 14 novembre 2008