Lettre à nos amis Irlandais
Pour un Français, connaître l’Irlande, c’est l’aimer. Enfant, elle avait pour moi le charme troublant de l’indomptable Maureen O’Hara dans “The Quiet Man”. Etudiant, j’ai appris le fighting spirit sur les terrains de rugby avec les joueurs du Trèfle, et ma chambre était tapissée des photos de John et Bob Kennedy. Devenu père de famille, j’ai donné à mon fils aîné le prénom de Patrick : le 17 mars est désormais notre grande fête familiale.
Par un heureux hasard, je suis entré dans les affaires européennes lorsque l’Irlande a rejoint la Communauté : je ne saurai jamais si l’aventure européenne méritait d’être vécue avant, mais elle a toujours eu pour moi la musique de la ballade irlandaise.
L’Irlande a-t-elle gagné à sa participation à l’Union ? C’est à vous de le dire. Vu du continent, le pays qui était le plus pauvre d’Europe est désormais plus riche, par habitant, que le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et les pays scandinaves. L’Irlande ne voit plus émigrer ses fils, elle attire ceux de ses voisins. Elle a su mettre a profit intelligemment la politique agricole commune, la politique régionale européenne, et son appartenance à l’euro, alors que les Britanniques persistaient dans l’attachement à une monnaie insulaire. La famille européenne a accompagné et aidé chacun des pas de la longue marche du processus de paix en Irlande du Nord. Enfin, chacun sait bien, en Irlande et ailleurs, pourquoi la crise financière mondiale n’a pas eu, à Dublin, les conséquences apocalyptiques que subit Reykjavik.
Grâce à la qualité de ses représentants, l’influence de l’Eire à Bruxelles et Strasbourg est plus que proportionnelle à sa population. A la Commission européenne, Peter Sutherland a jeté les bases de la politique européenne de la concurrence, Ray Mc Sharry a réformé la politique agricole, Charlie Mc Creevy règne sur le marché intérieur avec une poigne de fer ; à la direction générale des services de la Commission, il y a un quasi monopole irlandais, Catherine Day ayant succédé à David O’Sullivan. Au Parlement européen, Pat Cox a été le seul Président n’appartenant pas à l’un des « grands » pays. Actuellement, sur les 13 députés européens irlandais, Brian Crawley a été élu Président d’un des six groupes politiques, et six autres occupent des positions de président ou vice-présidents de commissions ou de délégations importantes. Quant aux autres, Gay Mitchell est rapporteur sur l’aide d’urgence aux pays en développement touchés par la crise, Proinsias de Rossa sur le modèle social européen et Avril Doyle sur le paquet énergie climat, trois sujets clefs pour l’avenir de l’Union ! C’est l’ancien Taoiseach John Bruton qui représente l’Union européenne à Washington. Tandis que dans les sables du Darfour, l’opération de maintien de la paix la plus ambitieuse pilotée par l’Union européenne a été confiée au général Patrick Nash, qui commande les casques bleus français du 1er régiment de hussards parachutistes, côte à côte avec les Irlandais du 98e Bataillon d’infanterie.
Enfin, couronnement de cette réussite irlandaise, le gaélique est désormais l’une des langues officielles de l’Union, au même rang que le français ou l’anglais.
Dans six mois, nous serons tous appelés à élire le Parlement qui représente les cinq cents millions de citoyens européens. Ce peut être, ce doit être un moment historique : pour la première fois, ce Parlement pourra disposer de la totalité du pouvoir législatif et, à travers lui, les citoyens pourront élire « Monsieur » ou « Madame » Europe, le Président de la Commission européenne, comme les Irlandais choisissent eux-mêmes le Taoiseach. C’est ce que tous nos gouvernements ont voulu en signant le traité de Lisbonne. La ratification en sera achevée dans quelques semaines dans 26 des 27 pays.
Aujourd’hui, c’est donc de l’Irlande que dépend la suite de l’aventure européenne. Ou bien les citoyens prennent le pouvoir en Europe, comme ils l’ont dans chacun de nos pays, et l’Europe aura un leadership fort de la légitimité démocratique. Ou bien, l’Union européenne restera un ensemble politique compliqué, paralysé par la règle de l’unanimité, échappant au contrôle démocratique, condamné à une vie intermittente selon la qualité des présidences semestrielles. Au moment même où nous nous découvrons vulnérables à toutes les crises, les faillites, les défis écologiques, le terrorisme, les menaces de prolifération nucléaire nées n’importe où ailleurs dans le monde.
Nous aussi, en France, nous avons connu des moments de doute, sur le projet européen, et même des votes négatifs. Peut-être notre expérience peut elle être utile, non pour la copier – vos problèmes ne sont pas les mêmes -, mais pour l’intégrer dans la recherche d’une solution dont vous êtes les seuls maîtres.
Selon le gouvernement irlandais, et comme le confirment tous les sondages, le vote négatif de juin dernier exprime, non pas un refus du contenu du traité de Lisbonne, mais des interrogations, des craintes, sur des conséquences possibles du texte, et le besoin de garanties supplémentaires.
Une voie possible peut être de compléter le traité par une ou des déclarations interprétatives. C’est ce qui a été fait en 2002 pour le traité de Nice.
Si ce complément semblait insuffisant, pourquoi le peuple irlandais n’inscrirait-il pas dans sa propre Constitution nationale les garanties dont il a besoin pour se sentir pleinement à l’aise en Europe ? C’est ce que nous avons fait nous-mêmes en 1992, avant de soumettre le traité d’union monétaire à un référendum que l’on savait difficile. Les Français craignaient alors pour leur identité culturelle et pour leur souveraineté nationale : un nouvel article de notre Constitution a introduit la défense de la langue française comme contrepartie symbolique à la disparition du franc français. Un autre amendement a précisé que, pour la France, la participation à l’Union européenne ne comportait que des transferts de compétence, partiels et réversibles. La même année, les Danois ont fait de même, en spécifiant que les pouvoirs du Royaume ne pouvaient être que « délégués » à des autorités internationales, et non point transférés.
Cette voie constitutionnelle n’est pas complètement nouvelle pour l’Irlande elle-même : depuis 2002, l’article 29 paragraphe 4 – 9° de la Constitution interdit à la République de participer à une défense commune européenne, qui pourrait être décidée en application du traité de Nice.
L’occasion du traité de Lisbonne ne pourrait-elle pas être saisie pour simplifier cet article 29, difficilement compréhensible pour le grand public, tout en le complétant en introduisant, une fois pour toutes, les lignes rouges, les garanties que les Irlandais jugent indispensables, et qui sont tout à fait compatibles avec l’esprit et la lettre du droit communautaire ? La présentation générale pourrait être du genre :
“The State is member of the European Union established by Treaty signed at Maastricht on the 7th day of February, 1992, and the amending Treaties duly ratified (….)
As member of the European Union, the State retains its full sovereignty/competence on matters related to life and family law, defence policy, taxation law bar indirect taxes linked to the functioning of the internal market (…)”
C’est cet amendement à la Constitution qui pourrait être soumis à un nouveau referendum, conformément à l’article 46. Une fois la Constitution amendée, la ratification du traité de Lisbonne pourrait ensuite être autorisée par le Parlement, conformément à l’article 27.
Une formule de ce genre aurait l’avantage de saisir les citoyens irlandais, non pas d’un traité impossible à comprendre pour les non spécialistes, mais d’un texte très court, posant une question simple et fondamentale, se résumant ainsi : « voulez-vous que l’Irlande participe à l’Union européenne avec les garanties suivantes, auxquelles nous sommes historiquement attachés ? » Un « oui » replacerait l’Irlande à l’avant-garde d’une Europe enfin prête pour affronter le XXIe siècle. Un « non » exprimerait la volonté de redevenir une île, et seulement une île, libérée des contraintes de la famille européenne, mais aussi de ses atouts et de son soutien. Nos amis irlandais doivent savoir que personne, absolument personne, ne le souhaite sur le continent.
Alain LAMASSOURE, le 24 novembre 2008