Les dix ans du marché intérieur européen
Le 1er janvier 2003, nous fêtons les dix ans du marché intérieur européen. C’est depuis cette date qu’est assurée la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes au sein de la Communauté européenne. Près de 300 lois européennes (les « directives ») ont rendu possible cette révolution tranquille. Mais ce ne fut, ni sans mal, ni sans échecs.
Ma première expérience du marché intérieur, je l’ai connue paradoxalement à l’Assemblée nationale française, dès 1986. Nous venions de ratifier l’Acte unique. J’étais un nouveau député, jeune, enthousiaste et européen. J’ai été très surpris de voir que beaucoup des projets de loi que nous soumettait le gouvernement ignoraient superbement que, dans ces mêmes domaines, à Bruxelles, les institutions européennes préparaient, discutaient, et finalement adoptaient les directives régissant l’espace unique. Sur le contrôle du marché financier, la circulation des travailleurs, la liberté d’établissement, la validité des diplômes étrangers, nous défaisions tranquillement à Paris ce qui se tricotait patiemment à Bruxelles. Non pas par une mauvaise volonté politique, mais par l’ignorance condescendante dont nos élites politiques, parlementaires et administratives faisaient preuve à l’égard de la Communauté européenne. J’ai alors constitué un intergroupe parlementaire, ouvert à tous les partis, et baptisé « PENELOPE » – symbole de la tapisserie sans cesse remise sur le métier et initiales de « Pour l’Entrée des Normes Européennes dans les Lois Ordinaires des Parlements d’Europe ». Nous avons décidé de vérifier systématiquement ce que nous avons appelé « l’eurocompatibilité » des projets de loi nationaux avec les projets de directives en cours d’examen, voire avec les directives déjà adoptées. A défaut, nous déposions des amendements pour rendre les textes eurocompatibles. Ainsi celui que nous avons appelé « l’amendement Mazarin », opposé à une réforme de l’administration française qui continuait de réserver les fonctions de postier ou de jardinier public aux seuls citoyens français, alors même que l’Acte unique ouvrait les emplois administratifs à tous les ressortissants communautaires : malgré la référence au texte du traité, et l’exemple de Mazarin, Premier ministre italien de la France du jeune Louis XIV, l’Assemblée nationale rejeta notre proposition avec mépris. Combat d’arrière-garde absurde: quelques années après, la transposition d’une directive obligea la France à « capituler ».
Cette expérience n’a pas qu’une valeur anecdotique. Elle témoigne de la difficulté politique et psychologique de convertir l’establishment politique national à l’esprit européen. Aujourd’hui encore, les administrations nationales mettent une mauvaise volonté évident à appliquer le droit communautaire le mieux établi. Pour prendre deux exemples récents qui me touchent de près, j’ai dû remonter jusqu’au Ministre de la Justice parce que le barreau de Bayonne refusait l’inscription d’un avocat belge. Et un jeune étudiant espagnol, boursier Erasmus, recruté par un grand organisme de recherche de Madrid, a été prévenu qu’il lui faudrait au moins deux ans de formalités pour faire valider par son propre pays le diplôme obtenu en Ecosse…
Le marché intérieur a commencé comme un travail de Pénélope, mais au bout de dix ans il ressemble parfois à l’épreuve de Sisyphe !
Alain Lamassoure, le 19 décembre 2002