Le 11 septembre, un an après


Les centaines de millions de téléspectateurs qui ont vu en direct l’effondrement des « twin towers » ont eu le sentiment de vivre le premier acte d’une guerre d’un type nouveau.


Le plus inouï, c’est que, un an après, cette intuition initiale s’est bien confirmée, mais nous n’en savons pas beaucoup plus. Qui est en guerre contre qui ? Les Etats-Unis sont en guerre. Ils ont réagi à ce Pearl Harbour terroriste avec dignité, sang-froid et détermination. Mais, une fois éliminé le régime islamiste d’Afghanistan, reste-t-il un ennemi, pour quoi et contre qui ? Al Qeida a-t-elle perdu la guerre ou seulement la bataille de Kaboul ? L’Europe est-elle encore dans cette guerre ? Lutte-t-on contre l’islamisme fanatique, contre des « Etats voyous », ou contre toutes les organisations terroristes de la planète – Ben Laden, Arafat et ETA, même combat ? Qui peut le dire ?


Face à cette situation sans précédent, il est temps que les grands acteurs internationaux sortent de l’état de stupeur qui a suivi le coup de massue du 11 septembre, et surmontent les tentations auxquelles ils ont tendance à succomber.


Pour les Etats-Unis, la tentation est clairement celle de l’action solitaire. Chacun comprend qu’ils soient meurtris et humiliés par le coup reçu – imaginons ce qu’aurait été la réaction de l’opinion française si en décembre 1994 l’Airbus d’Air Algérie s’était écrasé sur les Champs-Elysées. Mais, forts d’une écrasante supériorité militaire, exaspérés d’être mis en permanence dans le box des accusés à l’ONU, constatant chaque jour la désunion politique et l’impuissance militaire de leurs alliés européens si volontiers donneurs de leçons, les Etats-Unis sont portés à assumer pleinement et seuls la responsabilité du maintien de l’ordre mondial. En attendant que ce Far West qu’est encore la planète soit soumis au droit, un shérif courageux se donne pour mission de mettre les hors-la-loi hors d’état de nuire. Et de viser, après Al Qeida les talibans, après les talibans, l’Irak, puis d’autres « Etats voyous », sans prendre la peine de demander l’avis des « honnêtes gens » que le shérif prétend défendre.


Pour les Européens, la tentation est celle de l’irresponsabilité – leur éternel péché mignon. Au fond, chacun s’accommode du leadership de Washington. Les Américains font le « sale boulot » et ils en supportent le coût humain, le coût financier, et aussi le coût médiatique du fait des inévitables « dommages collatéraux ». Les Européens se payent le luxe de faire de leur impuissance vertu, se présentant comme les inspirateurs quand l’aventure tourne bien, prenant leurs distances dans le cas contraire, et critiquant l’unilatéralisme du Grand Frère avec d’autant plus de force qu’ils seraient eux-mêmes bien en peine de s’unir pour entreprendre une véritable action commune.


Pour les pays du Sud, la facilité est de faire des Etats-Unis le bouc émissaire universel, le Grand Satan dénoncé par les Ayatollahs de Téhéran et par tous les nostalgiques du marxisme recyclés dans l’antimondialisation. La cause est entendue : une fois pour toutes, la pénurie d’eau ou l’excès des précipitations, la déforestation au Brésil, le travail des enfants en Asie du Sud-Est, l’endettement des pays pauvres, la catastrophe financière argentine, la diffusion du SIDA en Afrique etc., c’est la faute de Washington ou de Wall Street – ce qui laisse entendre qu’au fond, si les moyens étaient odieux, les cibles d’Al Qeida n’étaient pas si mal choisies. Et ce qui permet à des régimes de dictature d’occulter leurs propres erreurs et de justifier leur refus de la démocratie, assimilée à l’ultra-libéralisme honni.


On devine trop bien le scénario-catastrophe où nous conduirait la persistance de ces tentations de la facilité : les Américains se lançant dans « la guerre de trop », celle qui enlèverait sa respectabilité morale, donc sa légitimité d’action, à la seule puissance actuellement capable d’assurer le moins mauvais des ordres mondiaux possibles. Et provoquerait des réactions en chaîne incontrôlables.


Or, l’Europe y peut beaucoup, pour peu qu’elle le veuille. En faisant face à ses responsabilités historiques devant le nouveau siècle. Pour cela, il faut que les pays membres de l’Union européenne acceptent de mettre enfin leurs actes en conformité avec leurs innombrables déclarations, en s’organisant pour parler d’une seule voix et pour agir d’un même mouvement. Qu’ils décident ensemble de se doter des moyens militaires, en quantité et en qualité, hélas nécessaires pour parer les dangers nouveaux du monde actuel. Et que, forts de ce qu’ils ont été capables de faire entre eux, ils se montrent imaginatifs et constructifs pour rendre la planète plus paisible et plus vivable : quand on voit l’influence de la seule véritable position européenne commune, celle sur le commerce présentée à Doha, on mesure ce que pourrait apporter l’expression d’une vision européenne sur l’environnement, sur la non-prolifération des armes de destruction massive, sur la réforme du FMI et, plus encore, sur celle de l’Organisation des Nations-Unies elle-même. En donnant l’exemple : par exemple, en acceptant que l’Europe n’ait plus qu’un seul siège de membre permanent au Conseil de Sécurité, pour qu’y soit représentés également les grands Etats du Sud (Inde, Nigéria, Brésil…)ou, mieux, de futures Unions sub-continentales (Communauté africaine, Mercosur, Asean etc.).


En instituant la Convention européenne, quelques semaines après le 11 septembre, les dirigeants du vieux continent se sont au moins donnés les moyens de préparer les choix politiques qui sont devant eux. En juin prochain, la Convention, présidée par Valéry Giscard d’Estaing, devrait leur remettre un projet de constitution politique de la grande Europe. Le débat pourra alors s’engager sur tout le continent. Souhaitons qu’il soit tranché, non par les seuls gouvernements, mais par les peuples, à travers le référendum. Rendez-vous alors le 11 septembre 2003 pour savoir si l’Europe est prête, pour sa part, à défendre son identité et à prendre toute sa part de l’organisation du monde plus pacifique et plus juste dont a besoin ce jeune siècle.


Alain Lamassoure, le 4 septembre 2002