Après la journée des dupes


Ayons le courage de le reconnaître : aucun sondeur, aucun analyste politique, aucun dirigeant, bref personne n’avait imaginé que le Premier Ministre sortant serait distancé par JM Le Pen dans l’élection présidentielle. Rien ne sera plus comme avant dans la politique française.


Déçus jusqu’à l’exaspération par la médiocrité de cette étrange campagne présidentielle alors qu’ils avaient tellement besoin de repères clairs et de choix fermes, les Français se sont exprimés en hurlant. Non, il n’y a pas en France 20% de sympathisants du fascisme, ni 15% de stalino-trotskistes: mais un gros tiers de nos compatriotes appellent au secours.


Pour la plupart, ce sont des victimes du chômage, de la précarité sous toutes ses formes, des conditions de vie insupportables dans les quartiers dits sensibles, de l’urbanisation incontrôlée des zones rurales. Les autres sont leurs voisins géographiques qui, même préservés, craignent la contagion de ces malheurs. Vingt ans de crise, de croissance lente, de chômage bien maladroitement traité en pré-retraites, stages parking et autres petits boulots, ont créé des poches immenses de misère sociale et de désespoir – ce que Jacques Chirac appelait en 1995 la « fracture sociale ». Sur un tel terreau, l’insécurité a fleuri, dopée par le formidable engrais de la quasi-impunité garantie.


Au-delà des banlieues, l’affaiblissement du lien social s’est exprimé de multiple manières dans tout le pays. En cinq ans, toutes les catégories professionnelles, des pompiers aux agriculteurs, des routiers aux commandants de bord d’Air France, des agriculteurs aux professions de santé, tous les fonctionnaires, y compris toutes les forces de sécurité – policiers, gendarmes, et aujourd’hui douaniers – sont descendus dans la rue pour défendre leurs revendications. On disait déjà qu’en France on fait grève avant de négocier: maintenant la manif’ précède ou accompagne la grève.


Plus profondément encore, notre société est malade d’avoir perdu ses repères. Entre le permis et l’interdit, entre ce qu’on appelle désormais « l’incivilité », d’un côté, et « le comportement citoyen » de l’autre. Les symptômes en sont aussi nombreux que variés. C’est le Ministre des Transports qui, pour la « journée de la courtoisie au volant », invite les automobilistes, « au moins pour ce jour-là », à respecter le Code de la Route: comme s’il admettait des circonstances atténuantes pour les 364 autres jours de l’année. C’est le comportement troublant, pour ne pas dire plus, de ces électeurs d’hommes politiques condamnés pour corruption ou détournement de fonds publics qui réélisent les ripoux avec les félicitations du jury. C’est ce juge qui a fait sa réputation professionnelle, puis sa fortune littéraire,sur son indépendance d’esprit, et qui, une fois parti, révèle soudain ses engagements politiques réels – hostiles à ceux de ses principaux justiciables. En sens inverse, c’est l’incroyable effet psychologique, et sans doute électoral, d’une simple gifle osée par François Bayrou sur la joue d’un petit sauvageon de banlieue… Où est le bien, où est le mal ?


Faute d’avoir su tendre l’oreille aux marques de ce désarroi populaire profond, la gauche se retrouve disqualifiée en bloc pour ce qui est de l’élection présidentielle. Mais, soudain assuré d’une victoire de pochette-surprise, notre camp est à peine mieux loti. Condamné à être élu le 5 mai par autant de voix de gauche que de droite, en une sorte d’apothéose insolite de la cohabitation, Jacques Chirac aura du mal à y trouver l’élan nécessaire à une politique forte. L’élan dépendra entièrement des élections législatives suivantes.


Mais cela se prépare pourtant dès la campagne de ce second tour. En un sens, pour le Président sortant, les circonstances sont inespérées pour parler aux angoissés, aux déçus, et aux désorientés – tous victimes de cette incroyable journée de dupes du 21 avril. Se retrouvant le champion de tous les démocrates face à JM Le Pen, il a une opportunité unique de s’adresser aux électeurs occasionnels de celui-ci, ainsi qu’aux autres « protestataires », sans pouvoir être suspecté de complaisance envers le leader du Front national. A la gauche devenue orpheline, il peut montrer que, pour s’attaquer enfin aux maux de la société française, il y a d’autres perspectives que l’alliance systématique avec l’ultra-gauche doctrinaire, communiste orthodoxe hier, trotskiste aujourd’hui. A tous ceux qui étaient restés indifférents à la campagne, et que le coup de tonnerre du 21 avril a soudain réveillé, le moment est venu de dire clairement quel est l’enjeu du choix de société qu’est toujours une élection nationale.


C’est le message d’ouverture, d’écoute, de tolérance, de « gouverner autrement », de rassemblement de tous les hommes de bonne volonté que François Bayrou a porté pendant sa campagne. Il mérite plus que jamais d’être renouvelé aujourd’hui.


Alain Lamassoure, le 23 avril 2002