La France vue d’Europe
Qu’il s’agisse du Mondial de foot, des J.O. ou du championnat d’Europe de rugby, les grands événements sportifs ont le mérite de nous rappeler les points communs entre le sport et la politique, entre performances physiques et résultats économiques, et, finalement, entre toutes les formes de compétitions humaines. C’est en se comparant aux autres qu’on peut se mesurer soi-même, et, à quelques années d’intervalle, un pays, une équipe peut passer de la médaille d’or à la cuillère de bois.
Nos dirigeants n’aiment pas que l’on évoque les échecs de la société française. Le « déclinisme » serait une nouvelle version du défaitisme. Mais qu’aurait-on dit d’un entraîneur de football qui, au lendemain de l’élimination humiliante des Bleus au Mondial de 2002, aurait proclamé que la France restait la meilleure équipe du monde ? C’est en partant d’une analyse lucide et objective que l’on peut revenir au premier rang, et non en niant l’évidence.
Le regard des autres peut nous y aider. Une des plus grandes vertus, et des plus méconnues, de l’Europe est de nous offrir un miroir permanent, et des références communes nous permettant de nous comparer les uns aux autres. Incitant chacun à s’améliorer pour rester dans le peloton de tête ou pour y revenir.
Comment la France apparaît-elle aujourd’hui, vue de Bruxelles et des autres capitales européennes ? Un pays qui sous-estime son potentiel économique et politique, qui surestime ses résultats sociaux, et qui a peur du monde d’aujourd’hui.
Les Français l’ignorent, mais aucun pays européen – pas même la Grande-Bretagne, ni l’Allemagne – ne possède autant de multinationales en position de n°1 ou 2, européen voire mondial, dans leurs activités respectives. Dans l’aéronautique (EADS, Dassault, Safran), le pétrole (Total), l’électricité (EDF), le nucléaire (Areva), l’acier (Arcélor-Mittal), les matériaux de construction (Saint-Gobain), le ciment (Lafarge), les travaux publics (Vinci, Bouygues), l’électronique militaire (Thalès), la pharmacie (Sanofi-Aventis), l’alimentaire (Danone, Pernod-Ricard), les cosmétiques (L’Oréal), la publicité (Publicis), la chimie (Air Liquide), l’hôtellerie (Accor), la grande distribution (Carrefour, Auchan, Leclerc), les transports aériens (Air France), les services d’eau et d’assainissement (Suez, Véolia), l’assurance (Axa), la banque, les « champions » français sont présents et redoutés partout dans le monde.
Renault fournit un cas d’école de la capacité d’une entreprise française à tirer parti de la mondialisation. Il y a vingt ans, entreprise publique repliée sur l’hexagone, elle accumulait les déficits. De grandes voix s’élevaient alors pour s’opposer à l’ouverture du marché européen à la concurrence « déloyale » des Japonais. Courage et bon sens ont prévalu. Le marché européen s’est ouvert progressivement. L’Etat a ouvert le capital de Renault pour faciliter des alliances. Des dirigeants à poigne, Raymond Lévy puis Louis Schweitzer, ont redressé la gestion. Quinze ans plus tard, c’est Renault qui « mangeait » le Japonais Nissan, et aujourd’hui, c’est le n°1 mondial de l’automobile, General Motors, qui appelle au secours le nouveau groupe, dirigé par Carlos Ghosn !
De la même manière, les Français sous-estiment le potentiel politique dont leur pays dispose en Europe. Du tout premier traité de la Communauté charbon-acier, en 1951, jusqu’au projet de Constitution, en passant par le marché unique, l’union monétaire, l’eurocorps etc. toutes les avancées de l’Europe ont eu une origine française, puis franco-allemande. C’est pourquoi nos partenaires ne comprennent pas comment aujourd’hui les Français peuvent avoir peur de la mondialisation, à laquelle leurs entreprises s’adaptent si bien, et des progrès de l’Europe, dont ils restent les premiers inspirateurs.
En revanche, les performances de notre « modèle social » les impressionnent beaucoup moins. Vue de l’extérieur, la France cherche moins à offrir un emploi aux chômeurs qu’à leur donner un statut, les émeutes des banlieues ont révélé l’échec du modèle d’intégration républicain, tandis que l’état de conflit social permanent (grèves, manifestations) aboutissant à l’immobilisme politique contraste avec le dialogue constructif qui a permis ailleurs la modernisation nécessaire des services publics et de l’Etat providence. Quant aux inégalités sociales, les comparaisons européennes nous placent plutôt en bas du tableau, y compris derrière certains de nos nouveaux partenaires d’Europe centrale.
Ce sont justement ces comparaisons qui peuvent nous aider à retrouver la confiance en nos capacités et le chemin du succès. Après tout, tous nos partenaires se sont trouvés, à un moment ou à un autre, dans une situation de crise comparable à la nôtre. Chacun a trouvé sa méthode, tantôt d’inspiration libérale, tantôt plus sociale, mais toujours avec une forme de consensus entre les principales forces politiques et sociales. En quinze ans, le Danemark a réduit le taux de chômage des jeunes de 25% (notre taux actuel) à … 3%. La Finlande, dont toute l’économie était tournée vers l’URSS, s’est entièrement reconvertie vers les nouvelles technologies et s’est dotée d’un système éducatif considéré aujourd’hui comme le meilleur du monde. Quand l’Irlande est entrée dans l’Union européenne, elle était le pays le plus pauvre d’Europe : elle vient de nous dépasser en niveau de revenu par habitant. Avec la même population que nous, la Grande-Bretagne a 4 millions de personnes de plus au travail – essentiellement des femmes et des seniors. Et que dire du dynamisme de nos voisins espagnols, dont le taux de chômage est désormais inférieur au nôtre, alors qu’il était deux fois plus élevé il y a dix ans ?
Ces exemples montrent que, comme en sport, rien n’est jamais acquis, rien n’est irréversible. Il y a autant de modèles que d’équipes, ou de pays. Mais quelques principes de base communs : voir la réalité en face ; avoir la volonté de gagner, et de gagner ensemble ; laisser tomber les vieilles recettes et les préjugés dogmatiques pour les méthodes gagnantes du monde d’aujourd’hui. C’est un jeu dans lequel les Français, s’ils le veulent, peuvent redevenir irrésistibles.
Alain Lamassoure, le 13 juillet 2006.