Hommage à Jacques Faizant
Un modeste. Notre ami Jacques était un modeste. Pour son premier dessin, il a voulu imiter Dieu.
Ses personnages s’appelaient « Adam et Eve » et, entre parenthèses, le petit « Caïn ». Puis il y a eu les vieilles dames, les marins, le clochard, le chat, de Gaulle et tous les personnages politiques. Un monde. Une philosophie aussi : pour le plus humble créateur, chaque matin est le premier matin du monde. Tout est à réinventer. Et le monde est toujours ce que nous voulons qu’il soit, si nous faisons œuvre de création : n’est-ce pas, amis dessinateurs ? C’est l’échange fameux entre le pessimiste et l’optimiste. « Pour l’optimiste, nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Mais pour le pessimiste aussi ». Avantage au pessimiste. « Oui, je suis optimiste, et alors ? Je ne me trompe pas plus souvent qu’un pessimiste, et je vis mieux ». Victoire de l’optimiste. De l’humour. De Jacques.
Un modeste. Il a bien caché son jeu. L’image qu’il nous a donnée de lui se résume en quelques traits de caricaturiste : une pipe (cette pipe sur laquelle, dans le dessin de Jean Duverdier, Marianne pleure Jacques Faizant comme elle pleurait sur le chêne gaullien), un œil doux et acéré, un crayon, une bicyclette. Une image d’épicurien. Une image derrière laquelle se protégeait un travailleur manuel, vivant dans l’angoisse, transpirant sur sa planche, engageant tout de lui-même : sa main, son esprit, son cœur. Tous les jours. Jusqu’à 87 ans : il dessinait encore quand Dieu, par un clin d’œil, l’a rappelé à Lui un mois avant la retraite que Jacques avait fixée au 1er mars prochain. Dans cette épreuve quotidienne du sourire à inventer en réponse à une actualité imprévisible, chaque jour, pendant cinquante ans, Jacques Faizant s’amusait-il toujours ? Non, mais toujours il nous amusait.
Un modeste. Après Dieu et la Genèse, son sujet fut la France, sa vie politique et, au-delà, la société française de son temps. Voltaire a décrit le Siècle de Louis XIV, Pierre Gaxotte celui de Louix XV, le dernier demi-siècle aura été celui de Jacques Faizant. La République des septennats. Ceux d’entre nous qui ont traversé cette époque revivront à jamais certains de ses temps forts à travers les dessins de Faizant : la mort du Général, bien sûr. Mais aussi, ce second tour de la présidentielle de 1965, quand, après avoir mis de Gaulle en ballottage, la petite Marianne se jette sur ses genoux au lendemain de l’émission réalisée par Michel Droit, et s’exclame : « Mon gros bêta, si tu m’avais parlé comme ça dès le début, jamais cela ne se serait produit ! » Je pense aussi à un événement moins important, mais qui a donné à Jacques Faizant l’occasion de croquer si bien l’état d’esprit de la période glorieuse du gaullisme régnant. Les J.O. de Tokyo avaient été une déroute pour nos athlètes. Jacques dessine un de Gaulle en survêtement décoré des anneaux olympiques, proclamant : « Dans ce pays, si je ne fais pas tout moi-même… »
En cela, Jacques Faizant était artiste. Mais attention ! Ce n’était pas un grand dessinateur, comme ce grand modeste se plaisait lui-même à le rappeler. Il n’avait pas appris le dessin, et il a toujours eu du mal à croquer certaines de ses cibles favorites. Sa caricature la plus réussie, c’est la petite Marianne, si séduisante dans sa mini-jupe des années 60, avec sa moue effrontée et ses petits seins espiègles : nul doute que cette allégorie de charme n’ait contribué à la profusion des candidats à l’Elysée, car qui ne rêverait d’en partager le lit ? Pourtant, plus que la vérité des personnages, l’art de Jacques Faizant était de décrire en quelques traits, avec la plus austère économie de moyens, une situation politique, ou le sentiment qu’elle lui inspirait. Ce ne sont pas des personnes qu’il caricaturait, mais une société, une situation, un état d’esprit, un impalpable. Lui-même insistait pour se présenter d’abord comme un journaliste. Artiste, non du dessin, mais de l’humour.
Son exemple nous aide à mieux comprendre ce qu’est l’humour. Nous en avons particulièrement besoin aujourd’hui, où, dans plusieurs pays d’Europe et du Moyen-Orient, des caricatures suscitent une forte émotion populaire. L’humour se définit par deux caractères. Il est d’abord … modeste, dirigé contre soi-même, avant de l’être contre les autres ; c’est ce qui le distingue de l’ironie. En se moquant d’abord de soi, on s’autorise à égratigner les autres. Et l’humour exige le respect de l’autre. On l’attaque, on en souligne un ridicule, on touche le point faible, tous les traits sont permis, mais non point tous les coups. Humour rime avec « amour », pas avec « haine ». C’est ce que l’école d’Anglet, nos amis de « La Feuille », ont si bien compris, et qu’oublient parfois certains grands noms du dessin ou du rire télévisuel.
Une telle tradition mérite d’être diffusée et perpétrée. Je propose qu’ici, à Anglet, nous aménagions un lieu d’exposition des grandes œuvres du dessin de presse, et plus particulièrement de l’humour politique. En outre, en reprenant l’expérience si réussie du Festival du dessin humoristique, pourquoi ne pas organiser chaque année une rencontre de l’humour politique, avec dessinateurs, animateurs de radio et de télévision, et politiques ?
Le Maire d’Anglet a proposé de donner le nom de Jacques Faizant à une rue ou à une réalisation municipale. Nous la choisirons ensemble. Mais je vous soumets une suggestion complémentaire. Notre humoriste a immortalisé notre ville avec ce dessin de sa vieille dame, pointant son doigt sur une mappemonde, vers un point minuscule, en nommant : « Ca, c’est Anglet ! » Alors, quand, dans le ciel toujours bleu de notre chère Anglet, nous apercevrons une petite volute de nuage blanc, comme fumerole de pipe, que tous les doigts pointent vers le ciel en disant : « Ca, c’est Jacques Faizant ! »
Alain Lamassoure, le 6 février 2006