Une ère nouvelle pour les relations transfrontalières


La coopération transfrontalière est une longue marche. C’est pourquoi il faut saluer la grande première qu’a constituée le sommet franco-espagnol de Barcelone le 17 octobre.


Voilà des années que, par-dessus les Pyrénées, les collectivités territoriales ont engagé des relations multiples, à tous les niveaux, sur des sujets variés : nos trois régions frontalières, la plupart des départements, certaines communes, la Communauté d’agglomération de Bayonne-Anglet-Biarritz ont engagé des partenariats avec leurs homologues tras los montes. En 1995, le traité de Bayonne a donné une impulsion nouvelle à ses efforts en introduisant une petite révolution juridique dans notre droit national très jacobin : les collectivités locales françaises sont autorisées à participer à des regroupements de collectivités de droit espagnol, ce qui a permis à Hendaye de s’unir avec Irun et Fontarrabie dans le consorcio du Txingudi. Plus récemment, ce même statut de consorcio a été choisi par la Communauté de travail des Pyrénées, qui rassemble les entités régionales.


Toutefois, ces progrès sont restés très lents et les (encore trop rares) élus locaux qui se sont résolument engagés dans ce chantier ont eu trop souvent l’impression de labourer la mer. Non pas que la volonté politique fasse défaut. Mais nous ne parvenons pas à nous organiser efficacement pour faire avancer des projets communs dans des contextes politiques, juridiques, administratifs et culturels fondamentalement différents. C’est un problème d’organisation ou, comme on dit aujourd’hui, de « gouvernance », qui me rappelle cette missive relevée, il y a quelques années, dans le « Courrier du cœur » d’un grand journal féminin : « Je l’aime. Il m’aime. Nos parents sont d’accord. Que faire ? »


Ayant été chargé par le gouvernement d’une mission d’évaluation sur l’ensemble des frontières terrestres françaises, j’en suis arrivé à la conclusion que les blocages les plus importants ne pourraient être surmontés qu’en instituant des procédures qui feraient obligation aux gouvernements de se saisir à leur niveau des problèmes qui exigent leur décision. Il se trouve que la France organise depuis des années des sommets semestriels avec chacun de ses grands voisins, Allemagne, Italie, Espagne : pourquoi ne pas se servir de ce cadre déjà existant pour y mettre à l’ordre du jour, de temps en temps, des projets transfrontaliers, en associant alors les représentants des collectivités territoriales concernées par ceux-ci ? Nos voisins espagnols étant arrivés à la même conclusion, un sommet expérimental d’un nouveau type a ainsi été organisé le 17 octobre.


Ses résultats confirment le bien-fondé du diagnostic et l’intérêt de la formule. Certes, des deux côtés, les dirigeants de région hostiles à leur gouvernement national ont exprimé leur déception quant à l’absence de décision de fond : mais si on en avait pris, les mêmes auraient vigoureusement protesté d’être mis devant le fait accompli sans avoir pu s’exprimer auparavant. Le but de la réunion n’était pas de décider, mais de recenser les projets des uns et des autres et de se mettre d’accord sur la manière de les traiter ensemble. Et cela, après le traité de Bayonne, c’est une autre petite révolution tranquille, cette fois dans le système de gouvernance.


Prenons le dossier le plus brûlant : les infrastructures de transport. Jusqu’à présent, on y travaillait en ordre parfaitement dispersé, certains des acteurs se parlant entre eux, puis avec d’autres, tantôt en franco-français, tantôt en hispano-hispanique, tantôt entre gouvernements ignorants les acteurs locaux, tantôt entre régions en l’absence des gouvernements. Le 17 octobre, pour la première fois, tous les acteurs concernés étaient autour de la table. Les calendriers des études annoncés par les deux gouvernements ne comportaient pas de nouveauté, mais c’est la première fois qu’ils avaient valeur d’engagement vis-à-vis de tout le monde. Et surtout on a constaté que, comme on pouvait le subodorer, faire la liste des projets des uns et des autres est une chose, choisir ensuite entre eux et définir la hiérarchie dans le temps en est une autre. Sur les lignes ferroviaires à grande vitesse, il y a concurrence objective entre Bordeaux-Hendaye, priorité de l’Aquitaine, Bordeaux-Toulouse, poussée par Midi-Pyrénées, et Perpignan-Nîmes, qui a la faveur de Languedoc-Roussillon. Et les axes nord-sud sont en compétition avec les axes est-ouest, eux-mêmes concurrents, représentés par Bordeaux-Montpellier-Barcelone, porté par les régions françaises, et Bilbao-Barcelone, avancé avec insistance par la Catalogne, l’Aragon et la Navarre. Le plan d’action adopté le 17 octobre obligera chacun à prendre ses responsabilités, et les gouvernements à trancher à temps pour ne pas voir les financements européens indispensables s’envoler vers des pays plus rapides à faire leur choix.


Autre grande avancée : la mise en place d’une procédure de suivi permanent, afin de traiter, à côté de ces grands projets, la coopération de proximité où les collectivités locales sont, là, en première ligne. Et là encore, pourquoi inventer des institutions nouvelles ? Le traité de Bayonne avait prévu la réunion périodique d’une Commission binationale, susceptible de donner naissance à des sous-commissions par territoire pertinent. Or, les deux gouvernements n’avaient jamais jugé bon de réunir cette instance. Au Pays basque, nous allons disposer enfin du cadre politique qui nous faisait défaut pour coopérer efficacement avec Euskadi et avec la Navarre, et il en ira de même pour les partenaires naturels de l’Aragon et de la Catalogne. Qui s’en plaindra ?


Je voudrais enfin me réjouir de l’accord des deux gouvernements et des communautés autonomes pour établir un texte qui fournisse le cadre juridique indispensable au développement de la coopération sanitaire et hospitalière. Les associations, les médecins et les dirigeants d’hôpitaux qui, dans ce domaine, ont fait œuvre de pionniers depuis dix ans au Pays basque voient ainsi leurs efforts récompensés.


Non, les décisions ne sont pas prises. Mais nous nous donnons enfin le moyen de les prendre. Les citoyens jugeront alors aux actes.


Alain Lamassoure, le 21 octobre 2005.