Journée des dupes ou moment de la vérité ?


La triste journée du 3 octobre risque de voir l’aboutissement malheureux d’une série de contresens.


Contresens européen. Juger « européen » un pays dont 95% du territoire est situé en Asie mineure, c’est admettre implicitement que l’Union européenne n’aura pas de frontières. Car au nom de quoi refuserait-on demain la Russie, l’Arménie, les pays du Caucase, Israël et le futur Etat palestinien, puis les autres riverains de la Méditerranée ? C’est la victoire de l’Europe–espace à l’anglaise, entendue comme un espace économique sans identité et sans frontières, contre la vision française de l’Europe-puissance, acteur majeur sur la scène internationale, fort de son modèle de société et de ses valeurs propres.


Contresens démocratique. C’est le plus surprenant et le plus choquant pour tous, quel que soit le sentiment que l’on ait sur la candidature turque. Depuis la fin de la guerre froide, jamais une décision aussi importante pour l’avenir du continent n’aura été prise avec aussi peu de débat démocratique, et en ignorant aussi délibérément le sentiment profond exprimé par les opinions publiques. Le plus récent sondage (IFOP, paru le 30 septembre dans Valeurs actuelles) montre que l’hostilité à la candidature turque est ressentie par près de deux Français sur trois, dont 70% des sympathisants de l’UMP et de l’UDF, et une majorité de socialistes, comme de communistes. Ce sentiment populaire est partagé dans une bonne dizaine d’Etats membres.


S’il y avait des raisons fortes justifiant l’adhésion turque, pourquoi les avoir obstinément soustraites au débat public depuis six ans ? Si l’on estimait les citoyens trop ignorants des réalités géopolitiques pour tenir compte de leur avis sur la composition du club européen, pourquoi leur soumettre au même moment la décision sur le statut dudit club – la Constitution ? Et surtout, après avoir constaté que l’inquiétude sur l’identité de l’Europe, sur le rythme des élargissements et sur le flou des frontières a joué un rôle aussi important dans la victoire du « non » en France et aux Pays-Bas, comment pourrait-on poursuivre l’ouverture turque sans la moindre inflexion ? Le Premier Ministre français l’avait compris, en saisissant opportunément l’occasion offerte par le refus scandaleux de son homologue turc de reconnaître Chypre. En vain.


Enfin, contresens diplomatique. La question n’est pas de savoir s’il y aura ou non une crise avec Ankara : la crise a été programmée dès le Conseil européen d’Helsinki, en décembre 1999. Ce jour-là, à huis clos, et sans aucune consultation préalable chez eux, les dirigeants européens ont pris, vis-à-vis de la Turquie, des engagements qu’ils n’ont pas les moyens politiques de tenir. C’est pourquoi les négociations s’engagent dans un climat de méfiance réciproque, qui ne pourra que s’envenimer à chaque étape – et il en est prévu une trentaine.


Le bon sens enseigne qu’il est toujours douloureux, certes, mais plus facile de rompre un flirt que des fiançailles, des fiançailles qu’un mariage, un mariage sans enfant qu’un mariage avec enfants. On ne peut plus continuer d’abuser les citoyens européens, d’un côté, les Turcs de l’autre, en laissant espérer à chacun l’aboutissement qu’il préfère. Les uns et les autres ont droit à la vérité. La vérité incontestable est que, depuis la crise majeure ouverte au printemps dernier, l’Union européenne ne dispose, ni des institutions, ni du budget, ni du soutien populaire qui seraient nécessaires pour rendre crédible une offre d’adhésion à la Turquie.


A défaut de ce langage de vérité, le 3 octobre restera une journée de dupes. Ayons le courage de proposer aux Turcs un régime nouveau de partenariat privilégié. Définissons-le avec eux. Il pourra servir de modèle pour les autres pays voisins, Russie, Moyen-Orient, Maghreb, que nous devons aussi aider à basculer définitivement dans le camp de la démocratie et de la modernité, et avec qui nous devons entretenir des relations de cousinage, et pas seulement de voisinage. Et c’est l’Europe devenue Union politique qui décidera avec les intéressés, sur un pied d’égalité, dans la transparence et le respect de la démocratie, des étapes futures d’un avenir commun.


Alain LAMASSOURE, le 29 septembre 2005.