29 mai : la journée des dupes


La preuve est faite : contre ce que rabâchaient les grands médias, l’Europe n’ennuie pas les Français. Ils se sont précipités dans les bureaux de vote aussi nombreux que pour une élection présidentielle ! Il y avait longtemps qu’une campagne politique n’avait suscité autant de débats, autant de passion, autant de sujets de conversation au bureau, au café, entre amis, en famille même. Tous les médias ont organisé des débats, et présenté des dossiers complets. Le texte de la Constitution, annoncée pourtant comme « illisible », et la dizaine d’ouvrages publiés à cette occasion se sont arrachés chez les libraires : même l’édition en braille a été vite épuisée ! Pour la première fois, les nouvelles techniques de communications ont été massivement employées : courrier électronique, textos, blogs… Pendant les deux derniers mois, le forum de ce site personnel a enregistré à lui seul plusieurs dizaines d’échanges, souvent très nourris. C’est une bonne nouvelle pour notre démocratie.


C’est hélas la seule. Car, pour le reste, cette journée du 29 mai ne fait que des vaincus.


Les premiers sont évidemment les partisans de la Constitution européenne, à commencer par l’auteur de ces lignes. Depuis le lancement de l’idée d’une Constitution au sein du Parlement européen, dès juillet 1999, combien d’obstacles surmontés, d’idées neuves jaillies, et de réussites improbables ! la réunion inédite d’une Convention chargée d’élaborer le texte, le consensus inespéré obtenu en son sein parmi les représentants de tous les partis politiques de tous les Parlements européens (sauf les seuls Conservateurs britanniques), le soutien de tous les gouvernements à un texte qui créait pourtant un pouvoir politique concurrent du leur, le ralliement des nouveaux adhérents, qui venaient pourtant de rejoindre l’Union sur la base, très différente, du traité de Nice… Ce sont ces six ans de travail que le vote du 29 mai anéantit.


Mais pour ceux qui attendaient de la victoire des « non » le renforcement de la France et/ou l’élaboration d’un projet européen plus social, l’affaiblissement de la bureaucratie européenne, la protection contre la mondialisation, voire l’amélioration de leur sort personnel, le réveil va être rude. Là où nos arguments n’ont pas convaincu, ce sont les événements eux-mêmes qui vont se charger de confirmer, jour après jour, combien les hérauts du « non » se trompaient ou même, pour certains, ont trompé délibérément les Français.


Premier effet immédiat de ce vote : le ressort européen est brisé, et cela pour longtemps. Comme l’espéraient JM Le Pen et Philippe de Villiers, le « non » français a entraîné immédiatement celui des Pays-Bas –, mais pour des raisons diamétralement opposées : les Hollandais trouvent trop coûteuse la politique agricole commune, dont les Français sont les premiers bénéficiaires, et jugent la Constitution trop avantageuse pour les grands pays par rapport aux petits. La contagion des égoïsmes nationaux est en marche ! Le 16 juin prochain, le Conseil européen va se retrouver devant un dilemme insoluble : ou bien, on poursuit les ratifications dans les quinze pays qui ne se sont pas encore prononcés, mais en sachant que, de toute façon, le texte n’a plus aucune chance d’entrer en vigueur ; ou bien on interrompt tout de suite le processus, mais en interdisant alors à ces pays d’avoir un débat et un vote permettant à leur opinion publique de s’exprimer sur la suite des événements. Car si l’on veut remettre l’ouvrage sur le métier, il faut savoir au moins sur quelles bases : nous avons besoin de connaître le sentiment profond de tous les peuples, et pas seulement de la moitié d’entre eux.


En toute hypothèse, ce n’est pas avant le printemps 2007, après les élections nationales allemandes, polonaises, italiennes et françaises que les grands Etats européens seront en mesure de prendre une nouvelle initiative forte. Ce qui supposera la relance d’un processus d’élaboration d’un nouveau traité, à partir d’une nouvelle Convention : car comment imaginer que l’on puisse demain proposer à un nouveau référendum un texte qui aurait été élaboré selon une procédure moins transparente et moins démocratique que le projet qui vient d’être rejeté par les Français ? Et, cette fois-ci, ce seront vingt-sept pays, et non plus quinze, qui voudront avoir leur mot à dire à tous les stades de la procédure. Avant de recommencer ensuite la course d’obstacles des ratifications ! Bref, pour la construction européenne, ce sont au moins sept à dix ans de perdus.


En attendant, l’Union fonctionnera selon le traité de Nice. Donc, l’Europe reste un espace économique et monétaire, sans frontières stables et sans identité. Le marché et la monnaie en sont les objectifs suprêmes. La dimension sociale y reste secondaire. La Banque centrale n’a pas d’interlocuteur politique pour débattre de sa politique monétaire. En matière commerciale, l’Union n’est représentée que par un haut-fonctionnaire et, dans les autres domaines des relations extérieures, elle n’est pas représentée du tout : elle n’a pas même d’existence juridique ! A Bruxelles, les décisions continuent de se prendre dans le secret des Conseils des Ministres, qui, le plus souvent, peut passer outre à l’avis du Parlement. Et les décisions les plus importantes ne peuvent même plus être prises, puisque l’unanimité reste requise et, à vingt-cinq ou vingt-sept, elle est désormais inaccessible. Pour les citoyens, « Bruxelles » reste un théâtre d’ombres, vis-à-vis duquel ils ne sont que des spectateurs sans influence. La Chine a été la première à prendre acte de l’affaiblissement de l’Union au lendemain du « non » français, en reprenant à plein régime les exportations de textiles qu’elle venait d’accepter de limiter quelques jours auparavant. Tandis que la presse britannique et américaine se réjouissent bruyamment de l’auto-humiliation française.


Car le plus grand perdant est, hélas, la France elle-même. Au sein de cette Union régie par le traité de Nice, la France ne peut pas peser du poids démographique de son peuple : elle est limitée par un système de droit de vote qui avantage les petits pays et en vertu duquel, par exemple, un Hollandais pèse comme deux Français – ce qui explique l’attachement de nos voisins néerlandais au système actuel. Il faut renoncer aussi aux compétences nouvelles que la France avait fait introduire dans la Constitution : la politique industrielle, que nous voulions faire prévaloir enfin sur la politique de concurrence ; la politique spatiale, qui aurait permis à notre première industrie de pointe d’être financée au niveau européen ; l’énergie, qui devient un enjeu vital devant les menaces de pénurie mondiale ; les services publics, que la Constitution reconnaissait solennellement au niveau européen ; la lutte contre l’immigration clandestine et la grande criminalité transfrontalière, face à laquelle nous resterons ridiculement impuissants tant que la moindre décision continuera d’exiger l’unanimité des gouvernements…


Là encore, la sanction politique va être immédiate.


Le soir du 29 mai, à 22h01, le premier micro qui m’a été tendu était celui de la BBC anglaise, dont le correspondant à Paris m’a demandé : « Ainsi, M. Lamassoure, la France préfère abandonner le leadership de l’Europe ? » Il exprimait le sentiment général hors de l’hexagone.


La semaine prochaine, lors de l’examen du cadre budgétaire pour la période 2007-2013, et pour la première fois depuis 1979, une forte majorité du Parlement européen proposera que les aides à l’agriculture soient désormais prises en charge, au moins en partie, par les budgets nationaux et non plus par le budget européen : quels arguments pourrons-nous désormais opposer après avoir donné le mauvais exemple de la priorité donnée aux préoccupations nationales sur le projet commun ? Tandis que l’eurodéputée flamande Els de Groen demande ouvertement que le Parlement dise « non à Strasbourg ! », puisque le peuple français a dit « non à l’Europe » (sic) !


Au lendemain du 29 mai, nous nous retrouvons ainsi avec une France affaiblie dans une Europe paralysée, sans perspectives, en doute profond sur son avenir, et désormais privée du moteur franco-allemand.


Aucun Français patriote, ni, à plus forte raison, aucun Français pro-européen ne peut se satisfaire durablement d’une telle situation. Tous nos efforts doivent maintenant tendre vers deux objectifs.


Premièrement, répondre enfin à l’exaspération et au désespoir qu’ont exprimé, une nouvelle fois, une majorité de nos compatriotes. Il s’agit de rien de moins que de redonner un contenu, un sens, une perspective à la politique française. Vingt-cinq ans d’échecs contre le chômage, ça suffit ! La configuration inédite du nouveau gouvernement et la qualité de ses principaux membres sont un début de réponse à cette attente.


Parallèlement, garder l’Europe au cœur de la politique française et la France au cœur de l’Europe. Cette campagne exceptionnelle ne doit pas rester sans lendemain. Les millions de Français qui ont compris que, désormais, l’Europe devait être le cadre principal de nos grands choix politiques, et notamment tous ceux qui ont appris à l’aimer et veulent s’y investir, doivent rester mobilisés simultanément sur les deux chantiers, national et européen. Ne laissons pas la paresse et la facilité nous faire retomber dans le conformisme hexagonal, qui voudrait nous convaincre que toute la vie politique se limite à la conquête de l’Elysée. Les citoyens ont fait une irruption formidable dans le débat européen : surtout, qu’ils y restent ! pour sauver la France et l’Europe !


Alain Lamassoure, le 2 juin 2005.