L’Europe du lendemain


Les participants aux travaux de la Convention européenne le savaient, et l’ont dit à l’époque : la réussite de la démarche constitutionnelle n’exigeait pas moins de trois miracles politiques.


Le premier était la manifestation d’un consensus parmi les membres de la Convention eux-mêmes : comment réussir à 207 personnes, représentant plus de deux douzaines de pays et plusieurs dizaines de partis politiques nationaux, là où les quinze chefs de gouvernement avaient échoué au moment du Sommet de Nice ? Grâce à la méthode, à l’esprit qui a animé les travaux, et à la maestria de Valéry Giscard ’Estaing, le premier miracle a eu lieu, le 13 juin 2003.


Le second a été l’accord donné ensuite par les gouvernements à un texte qui leur enlevait le pouvoir européen pour le confier à des autorités authentiquement communautaires, élues directement par les citoyens d’Europe – ce que Michel Barnier décrivait avec humour : « Autant demander aux dindes d’approuver le menu de Noël ». Il leur a fallu seize mois supplémentaires, mais le 29 octobre 2004, au prix d’un report dans le temps dudit repas pour en faire supporter les conséquences à … leurs successeurs respectifs (les dispositions sur le droit de vote s’appliqueraient en 2009, et la nouvelle composition de la Commission en 2014), les dirigeants nationaux ont entériné le projet de Constitution.


Le troisième miracle nécessaire était la confirmation par les citoyens eux-mêmes de l’accord donné par les dirigeants. Là encore, pour beaucoup de Conventionnels, il était évident depuis le premier jour qu’un texte aussi révolutionnaire, établissant un pouvoir politique nouveau, et, pour cette raison, s’auto-désignant comme « constituant », devrait être soumis à la ratification populaire, au moins dans tous les pays de tradition référendaire. C’était accepter un risque considérable : en attribuant au « oui » une probabilité moyenne de 60% dans chacun des dix pays qui ont opté pour le référendum (hypothèse raisonnablement optimiste au départ), un calcul simple montrait que la probabilité d’obtenir le « oui » majoritaire dans les dix pays était inférieure à … 1% ! En outre, on sait d’expérience, en France et ailleurs, combien la procédure du référendum est vulnérable à un détournement en plébiscite.


Non seulement le troisième miracle n’a pas eu lieu, mais le raz-de-marée du « non » français, amplifié trois jours après aux Pays-Bas, risque fort de compromettre les deux précédents.


Pour les auteurs de la démarche constitutionnelle, l’échec est cuisant. Mais il n’a rien de honteux, ni d’irrémédiable. C’était le premier rendez-vous de l’Europe avec ses peuples. Il est raté. Au moins a-t-il été pacifique et démocratique. Combien de nos Etats-nations sont-ils nés dans la facilité et la quiétude ? La République française a eu besoin de treize Constitutions, et de près de deux siècles de guerres, civiles et étrangères avant de se stabiliser. La paisible Suisse d’aujourd’hui n’est devenue la Confédération helvétique qu’après trois siècles ponctués d’épisodes sanglants.


Est-il possible, encore à chaud, d’analyser la signification de cet échec, ses conséquences, la situation nouvelle dans laquelle se trouve l’Europe, et de risquer une première esquisse de reconstruction d’un paysage dont les dégâts restent à évaluer ?


Premier enseignement à retirer de l’épreuve : le projet de traité constitutionnel signé à Rome le 29 octobre 2004 a vécu. Que les ratifications se poursuivent ou soient suspendues, ce n’est pas ce texte qui remplacera le traité de Nice : il y faudra au moins des compléments ou/et des élagages, ou/et des amendements.


Le second enseignement est moins évident, mais tout aussi essentiel. La participation élevée aux scrutins, la passion des débats, le choc psychologique créé dans toute l’Europe par les résultats ont une conséquence considérable et infiniment heureuse : les citoyens ont fait irruption dans le débat européen, on ne pourra plus les en évincer. Cela élimine d’un coup tous les « plans B » que l’imagination des diplomates et des juristes fait déjà fleurir : « pourquoi ne pas se mettre d’accord entre gouvernements, loin des foules illettrées, sur un texte a minima ? » murmure-t-on dans les chancelleries. Eh bien, non : cette page-là est tournée. Définitivement.


Troisième constatation. Une réaction urgente est nécessaire pour stopper, au sens de la couture, l’accroc dangereux porté le 29 mai à la tapisserie européenne. Car, contrairement au discours mielleux des « pro-européens » partisans du « non », et conformément aux espoirs des anti-européens déclarés, l’échec du référendum n’a pas seulement pour effet de casser le ressort européen, de mettre l’Union en roue libre et de réjouir bruyamment tous ceux qu’inquiétaient, notamment à Londres, Washington et Moscou, le projet d’une Europe politique : il existe désormais un vrai danger de détricoter peu à peu toute la toile de Pénélope.


Car les procédures surannées du traité de Nice continuant de s’appliquer, « Bruxelles » va rester, pour les citoyens, ce théâtre d’ombres, où il n’est question que de concurrence et auquel ils n’ont aucune part, tandis que des gouvernements en difficulté seront plus que jamais tentés d’en faire le bouc émissaire idéal. Avant même que le nouveau gouvernement français se mette en place, un de ses Ministres les plus importants a recommandé publiquement une mise entre parenthèses du pacte de stabilité, pendant qu’un de ses collègues italiens rêvait tout haut de l’abandon des rigueurs de l’euro pour revenir aux délices de la lire fondante. Au même moment, la négociation sur le futur cadre budgétaire de l’Union tourne à l’affrontement pur et simple des égoïsmes nationaux dans l’oubli des politiques communes et de la solidarité européenne. Dans ce contexte, les dirigeants britanniques ne cachent pas qu’ils entendent mettre à profit la présidence de l’Union qui leur échoit à partir du 1er juillet pour réorienter la politique européenne dans le sens de leur vision traditionnelle.


Le Conseil européen du 16 juin aura donc une responsabilité considérable. Sous la présidence de l’excellent Jean-Claude Juncker, qui a le courage de mettre en jeu son poste de Premier Ministre dans le référendum luxembourgeois sur la Constitution, il lui faudra engager une contre-attaque sur trois fronts.


1 – Couper court aux tentations nationalistes. Un accord sur le financement futur de l’Union serait évidemment le meilleur signal. Une déclaration forte sur la mise en place du nouveau pacte de stabilité assoupli (que le Parlement européen aura approuvé d’ici là) et sur l’avenir de la zone euro serait également bienvenue.


2 – Lancer des politiques communes, dans des domaines importants, sensibles pour les citoyens et compatibles avec le traité de Nice. Les réseaux de transport transeuropéens contribueront à soutenir la croissance et peuvent être financés par des partenariats public – privé. La politique de l’immigration est un sujet majeur d’intérêt commun évident sur lequel les décisions sont désormais possibles à la majorité qualifiée. De même, la sécurité énergétique pour les trente ans qui viennent est désormais un enjeu économique crucial que nos pays seraient fous de continuer à traiter séparément. Enfin, la mise en place des moyens diplomatiques et militaires déjà engagés, y compris l’Agence de Défense, doit être poursuivie activement. Il s’agit de montrer à tous que l’Europe travaille, et qu’elle s’attaque aux grands sujets pour lesquels on ne peut plus se passer d’elle.


3 – Reprendre la maîtrise du processus institutionnel, avant que le raz-de-marée franco-néerlandais ne tourne au tsunami anti-européen.


La première décision à prendre en commun porte évidemment sur la suite des ratifications. La moitié des pays membres ne se sont pas encore prononcés sur le projet de Constitution, et, si l’on veut rebâtir, nous avons tous besoin de savoir ce que pensent les uns et les autres. Mais c’est d’abord aux dirigeants de ces pays de dire s’ils préfèrent poursuivre le processus, ou s’il leur paraît préférable de le suspendre.


A partir de là, on peut imaginer une procédure de redémarrage, à la fois pragmatique et démocratique. Un groupe de « sages » serait invité à faire l’inventaire de la situation de l’Europe et l’analyse des positions politiques dans l’ensemble des Etats membres. Sur cette base, le Conseil européen convoquerait une Conférence interparlementaire, réunissant des délégations de tous les Parlements nationaux et du Parlement européen : c’est elle – et non plus les seuls gouvernements en place – qui établirait la feuille de route d’une nouvelle Convention, chargée d’élaborer un nouveau projet de traité européen.


Pour que la démarche ne débouche pas sur une nouvelle impasse, elle devrait ensuite comporter deux novations majeures. D’une part, la ratification du traité serait soumise à un référendum organisé le même jour dans tous les pays. D’autre part, dans ce référendum, chaque pays aurait le choix entre le nouveau statut et l’ancien : les Etats qui refusent l’Europe politique ne pourraient plus empêcher d’avancer ceux qui ne se satisfont plus du seul espace économique et monétaire.


Six mois de travail pour le groupe de « sages », six mois pour la Conférence interparlementaire, dix-huit mois pour la Convention, six mois pour la mise en forme des textes et pour les campagnes référendaires simultanées : il est encore possible d’avoir une nouvelle Union européenne en ordre de marche pour les prochaines élections européennes de juin 2009.


Alain Lamassoure, le 6 juin 2005.