Quelles seraient les conséquences du “Oui” ?


Au cours des dernières semaines, le débat sur le projet de Constitution européenne a beaucoup porté sur les conséquences d’une victoire du “non” au référendum français. Et si l’on en venait maintenant aux conséquences du “oui” ? Que pourrait faire l’Union européenne que lui interdisent les traités actuels, et comment fonctionnerait-elle différemment d’aujourd’hui ?


La dernière ratification étant prévue pour le printemps prochain, les Etats membres, les institutions européennes, les partis, les syndicats et la société civile auront eu plusieurs mois pour préparer l’entrée en vigueur de la Constitution, fixée par l’article 447 au 1er novembre 2006.


Le Conseil européen de décembre 2006 élit son premier Président à temps plein (art.22). Il doit choisir entre la candidature prestigieuse de Valéry Giscard d’Estaing, celle du populaire Premier Ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, soutenu par les petits pays, et celle de Lionel Jospin, avancée par les socialistes pour le concours décisif qu’il aura apporté à la victoire finale du “oui”. L’élu prend ses fonctions le 1er janvier suivant, pour une période de 2 ans et demi, renouvelable une fois. Il peut se mettre immédiatement au travail : le Ministre des Affaires étrangères de l’Union (art.28), placé auprès de lui, est déjà désigné depuis 2004 en la personne du socialiste espagnol Javier Solana, qui a pu constituer entre-temps un service diplomatique de l’Union (art.296).


Désormais dotée de la personnalité juridique (art.7), l’Union européenne peut négocier au cas par cas sa participation à toutes les organisations et négociations internationales intervenant dans son champ de compétences.


Ainsi, à l’Organisation Maritime internationale, voilà le représentant de l’Union, parlant au nom de ses membres, disposant d’un droit de vote supérieur à celui des pays à pavillon de complaisance, aujourd’hui majoritaires : les règles, très rigoureuses, de sécurité maritime dont s’est dotée l’Union après les naufrages de l’Erika et du Prestige pourront bientôt devenir les règles mondiales.


La vie du Président de la Banque centrale européenne sera-t-elle simplifiée ou compliquée ? Elle sera en tout cas profondément transformée. A l’heure actuelle, il lui arrive de recevoir, le lundi, le ministre des Finances irlandais, venu lui demander une hausse des taux d’intérêt pour calmer la surchauffe dans l’île verte, le mardi, le ministre français souhaitant une baisse des mêmes taux pour accompagner la relance de la croissance, et le jour suivant le Néerlandais qui recommande le statu quo … A partir du début 2007, un “M. Euro”, élu pour deux ans et demi par les grands argentiers de la zone, le rencontre chaque semaine, et les deux hommes peuvent travailler en permanence à la combinaison magique des politiques économiques et de la politique monétaire permettant de maximiser la croissance sans réinventer l’inflation – comme leurs homologues le font avec tant de succès à Washington depuis quinze ans.


Puisque nous évoquons Washington, allons-y ! Au Fonds Monétaire International, le même “M. Euro” peut parler au nom des pays membres – entre 15 et 20 à ce moment, car il est très probable que, dans la foulée de la ratification de la Constitution, le Danemark et la Suède auront rejoint le club, tout comme les pays baltes et la Slovénie, qui s’y préparent pour cette date. Au FMI, le droit de vote de “M. Euro” se révèle supérieur à celui du Secrétaire au Trésor américain. On peut enfin commencer une négociation sérieuse avec les Américains sur la stabilisation de la relation entre l’euro et le dollar, tout comme avec les Japonais et les Chinois sur leurs monnaies respectives. Et si les Européens en ont le culot, ils peuvent même demander qu’en application de l’article 13 des statuts du FMI, selon lequel le Fonds siège dans l’Etat qui en est le plus gros actionnaire, le quartier général du Fonds franchisse l’Atlantique d’ouest en est ! Une perspective qui pourrait accélérer l’entrée des Britanniques dans l’euro, pour pouvoir poser à temps la candidature de Londres…


L’étonnement n’est pas moins grand dans d’autres capitales.


Habitué à voir se succéder dans son antichambre les dirigeants des pays européens qui se disputent ses faveurs diplomatiques et ses hydrocarbures à bas prix, le maître du Kremlin se trouve face à un Président européen capable de proposer un accord global sur l’énergie et d’oser évoquer un sujet tabou, qui constitue pourtant la plus grande menace contre l’environnement du continent : la honteuse poubelle nucléaire de Mourmansk, où trente sous-marins de l’ex-Armée Rouge pourrissent sur la Mer Blanche avec leurs chaudières irradiées. En contrepartie, la Russie se voit offrir le statut de “partenaire privilégié”, prévu par l’article 57, qui pourra être proposé parallèlement à la Turquie et, ultérieurement, aux pays du Maghreb.


Même surprise à Pékin. Le Président chinois se plaît aujourd’hui à recevoir le Chancelier allemand, intarissable sur ses machines-outils, le Premier Ministre français, si éloquent sur Airbus, le Finlandais, volubile sur ses mobiles, chacun renvoyant à un obscur haut-fonctionnaire de Bruxelles le soin d’évoquer, à bas bruit, les turpitudes chinoises sur les textiles. En 2007, un Président européen lui parle d’égal et égal, y compris pour évoquer d’autres sujets qui fâchent, comme l’occupation du Tibet, ou les conditions dans lesquelles la Chine s’est prêtée à la dissémination de secrets nucléaires.


Y compris le refus de la Chine de participer au protocole de Kyoto, par lequel trente pays industriels se sont engagés à réduire d’ici 2012 les émissions de gaz à effet de serre. Le Président de l’Union saisit l’occasion d’un bilan à mi-parcours de ce protocole pour inviter la Chine et les Etats-Unis à s’associer à leur manière à cet effort, par exemple dans le cadre de la création d’une Agence mondiale sur le Climat.


Dans le même temps, en appliquant l’article 41 de la Constitution, la France, l’Allemagne, l’Espagne et plusieurs de leurs partenaires commencent à mettre en place les premiers éléments de forces de sécurité et de défense communes. Les mêmes pays confient à la nouvelle Agence européenne de la Défense le soin de définir les armes du futur et de lancer des programmes communs de recherche. L’Union propose à l’OTAN un accord global de coopération et de partage des tâches en fonction des menaces susceptibles de peser sur le continent.


La vie interne de l’Union est tout autant bouleversée par l’entrée en vigueur de la Constitution.


Désormais, le Conseil des Ministres siège en public : à leur retour de Bruxelles, les Ministres sont privés de leur bouc émissaire favori. Ils ne peuvent plus se plaindre, mais ils retrouvent la faculté d’agir. L’alliance des pays fondateurs et de l’Espagne permet de rassembler des majorités qui relancent la dynamique européenne (art.23). Bloquées jusque là par la règle paralysante de l’unanimité, les décisions sur la politique commune de l’immigration et sur la lutte contre la grande criminalité transfrontalière sont adoptées en quelques mois. Europol lance ses premières enquêtes (art.276), et peut devenir le FBI européen qu’Helmut Kohl promettait il y a quinze ans. L’Agence de coordination de Varsovie se transforme progressivement en Police européenne des Frontières (art.265). La compétence nouvelle donnée à l’Union en matière spatiale (art. 14) facilite le déploiement du réseau de satellites Galileo, rival du GPS américain, qui assure l’avenir de l’industrie spatiale française, tandis que la réalisation des trente projets de réseaux de transports terrestres sauve définitivement Alstom et profite massivement à nos entreprises de travaux publics.


De son côté, le Parlement applique immédiatement la nouvelle Constitution en soumettant tous les textes relatifs au marché commun, à commencer la libre circulation des services chère à M. Bolkestein, aux objectifs sociaux de plein emploi, de réduction des inégalités et de respect des services publics comme l’y invitent les articles 115 à 122.


La grande échéance suivante est 2009 : en juin est renouvelé le Parlement européen, dont les citoyens savent désormais qu’il exerce la plénitude du pouvoir législatif, et qui élira à son tour le Président de la Commission. Voilà les partis européens obligés de présenter, chacun, un vrai programme politique, identique dans les 27 pays de l’Union : sur la politique industrielle, les avancées sociales, l’environnement, la politique agricole, l’immigration, la candidature turque – pour la première fois, les citoyens choisissent ainsi les orientations de la politique européenne, comme ils sont habitués à le faire au niveau national. En même temps, chacun parti politique organise des primaires en son propre sein pour désigner son candidat à la présidence de la Commission : à gauche, la primaire socialiste oppose Tony Blair, qui vient de céder le 10 Downing Street à Gordon Brown, et le Président du P.S.E., le Danois Rasmussen, représentant du modèle socialiste scandinave et plus critique envers les Etats-Unis ; les partis de droite et du centre, rassemblés dans le PPE, doivent choisir entre le Président sortant, José-Manuel Durao Barroso, symbole de continuité, et le Français Dominique de Villepin, champion de “l’Europe européenne” ; tandis que les Verts s’accordent sur le nom de Joschka Fischer, ancien révolutionnaire devenu fédéraliste européen. Un phénomène inouï se produit alors: TF1 se décide enfin à nommer un correspondant permanent à Bruxelles, pour suivre l’élection et l’action de ce Président qui, à travers l’élection parlementaire, pourra se prévaloir de la légitimité donnée par le vote des représentants de 480 millions d’Européens (art.20).


Sans attendre cette élection, dès 2007, l’ancien député européen d’extrême gauche Philippe Herzog lance, avec son réseau “Confrontations”, une première pétition collective rendue possible par l’article 47 : plus de 3 millions de citoyens, issus de vingt pays, obtiennent de la Commission qu’elle présente un projet de loi sur les services publics européens. Si José Bové ne parvient pas à réunir, hors de France, les signatures nécessaires pour demander l’arrachage général des maïs OGM, une autre pétition lancée conjointement par les Jeunes Populaires et les Jeunes Socialistes invite les dirigeants de l’Union à mettre en place immédiatement le Corps volontaire européen d’aide humanitaire, prévu par l’article 321, sans attendre une prochaine tragédie africaine ou un nouveau tsunami en Asie.


Voilà quelques exemples, à titre d’illustration. Ils ne sont pas imaginaires, mais conçus à partir de projets connus, annoncés, ou en préparation ici et là. Je ne revendique que la paternité des suggestions de noms propres pour les candidatures à pourvoir: le lecteur les remplacera par ses propres choix, ou par son propre nom. Bien entendu, une Constitution n’est qu’un outil : tout dépendra de la volonté de s’en servir. Mais quel démocrate, quel Français, quel citoyen du monde pourrait en conscience refuser de se donner les moyens de participer à une telle aventure?


Alain Lamassoure, le 19 mai 2005.