Europe : les citoyens prennent le pouvoir !


A quoi tient le malaise que ressentent même les plus « européens » de nos compatriotes devant le fonctionnement de l’Union ? « Bruxelles » apparaît comme un théâtre d’ombres, devant lequel le citoyen est condamné à être spectateur et non pas acteur. Un jour de décembre 1999, après un débat à huis clos, sans aucune consultation préalable, le Conseil européen déclare soudain que la Turquie a vocation à rejoindre l’Union européenne. Vous objectez ? Circulez, il n’y a rien à voir, même pour l’Assemblée Nationale, à laquelle un vote a été sèchement refusé. Il y a trois mois, M. Bolkestein était inconnu de 99,99999% de nos compatriotes. Il a commis un projet de « directive » : de quoi s’agit-il ? On en entend dire des choses affreuses, à droite comme à gauche. Si on a des réserves, comment l’exprimer ? Mystère. C’est insupportable. C’est l’Europe, telle qu’on n’en veut plus.


Et c’est l’Europe dont la Constitution tourne la page. Pour donner au citoyen la place légitime qui lui revient : la première.


Pour comprendre une organisation, comme un être, il faut revenir à la naissance. Au commencement de la construction européenne, dans les années 1950, était la méfiance : une immense méfiance entre les dirigeants, et une haine encore terrible entre les peuples. Donc, toutes les décisions devaient revenir aux représentants des gouvernements. Pas n’importe lesquels : les Ministres des Affaires étrangères, dont les négociations étaient préparées par des ambassadeurs. Comme, pour ces Excellences, toute affaire est affaire d’Etat, les réunions se passaient à huis clos. Et comme l’amour-propre national était en jeu, toutes les décisions importantes ne pouvaient être prises qu’à l’unanimité : il ferait beau voir que la France se pliât à un « diktat » allemand soutenu par le Bénélux ! La gestion quotidienne du « marché commun » était confiée à une Commission, conçue comme une magistrature d’experts choisis pour leur compétence et faisant serment d’indépendance à l’égard de leurs intérêts nationaux. Les parlementaires s’intéressant à la chose européenne étaient invités à débattre sans enjeu, comme cela se faisait déjà auprès de beaucoup d’organisations internationales, au Conseil de l’Europe, à l’UEO ou à l’OTAN : un rite social, comme les valses de Strauss qui, en d’autres temps, agrémentaient le Congrès de Vienne.


Tant que la Communauté européenne se limitait à un accord commercial et à un petit nombre de partenaires, les avantages du système en termes d’efficacité l’emportaient sur ses évidents défauts démocratiques. Tout a changé avec le traité de 1986, transformant la simple union douanière à un « espace unique », au sein duquel les personnes circulent aussi librement que les marchandises, et où les conditions de concurrence doivent être harmonisées : pour empêcher un Etat d’avantager ses producteurs à travers des normes techniques, des exigences de sécurité ou des concours publics : voilà que l’Union s’est mise à faire des lois ! Dès 1992, le Conseil d’Etat a évalué à 56% la proportion des lois applicables en France qui étaient désormais décidées à Bruxelles et non plus à Paris ! Or, dans un régime démocratique, la loi ne s’élabore pas comme un contrat de commerce : elle est débattue et votée par les représentants des citoyens à qui elle s’applique. Désireux de conserver la maîtrise du système le plus longtemps possible, les gouvernements n’ont concédé qu’à contrecoeur une transformation très lente et progressive du système, en lâchant, traité après traité (1986, 1992, 1997, 2000) des marges d’influence croissante au Parlement européen, tout en s’irritant de la transformation inéluctable, toute aussi lente et progressive, de la Commission en exécutif européen. Et c’est ainsi que, dix-huit ans après la création d’un vrai pouvoir législatif européen, l’on demeure dans un système opaque, où les décisions les plus importantes continuent de requérir un accord unanime des gouvernements, dont les représentants continuent de débattre à huis clos, 80% des décisions ultimes du Conseil étant même prises au niveau des ambassadeurs !


La Constitution ne se contente pas de donner un puissant coup d’accélérateur au processus trop pusillanime engagé par les traités. Derrière le rééquilibrage entre les institutions, elle donne en fait le pouvoir aux citoyens, qui disposeront d’une panoplie complète pour savoir, pour s’exprimer, pour influencer et finalement pour décider.


1ère garantie : les représentants de la société civile (syndicats, professions, ONG, etc.) seront désormais systématiquement associés à la préparation de tous les projets (art. 46 pour la société civile, 48, 211 et 212 pour les partenaires sociaux).


2ème garantie : les Parlements nationaux auront le pouvoir d’empêcher l’Union de sortir de son champ de compétence, dès la publication d’un projet de la Commission (art.11). Le Comité des régions reçoit, comme eux, le droit de saisine de la Cour de Justice contre de tels abus. Finies les menaces, réelles ou imaginaires, sur les services publics locaux, les traditions régionales ou le gavage des oies !


3ème garantie : le Conseil des Ministres devient une maison de verre. Quand il délibèrera sur un projet de loi, ses séances seront publiques. Finies les pratiques honteuses selon lesquelles, à la faveur du secret, trop de Ministres arrivaient en retard et partaient en avance, pour présenter ensuite toute décision populaire comme son triomphe personnel et pour mettre systématiquement sur le dos de « Bruxelles » les décisions impopulaires qu’il avait pourtant acceptées, voire demandées, à l’insu de ses compatriotes. Désormais, voilà les Ministres obligés à la transparence et à la loyauté. Et l’extension considérable du vote à la majorité qualifiée redonnera l’efficacité nécessaire au système de décision.


4ème garantie : le Parlement européen accède à la plénitude du pouvoir législatif, à quasi-égalité avec le Conseil des Ministres (art.20), et il aura le dernier mot sur l’ensemble du budget (art.404). Les partis politiques européens (le PPE pour les partis de droite comme l’UMP ou la CDU, le PSE à gauche) seront donc obligés de présenter enfin de vrais programmes législatifs communs dans tous les pays de l’Union.


5ème garantie. C’est le Parlement européen qui élira le Président de la Commission au lendemain de sa propre élection (art.27). Autrement dit, les mêmes partis politiques seront inéluctablement conduits à annoncer à l’avance leur candidat à la fonction : si bien qu’à travers l’élection du Parlement, ce sont les citoyens eux-mêmes qui éliront le chef de l’exécutif de l’Union, comme les Anglais s’apprêtent à élire leur Premier Ministre ou comme le maire est élu avec sa majorité municipale. Le haut fonctionnaire international qu’était initialement le Président de la Commission aura d’un coup une légitimité au moins comparable à celle d’un chef de gouvernement. Il est étonnant que ce changement de nature, fortement réclamé pendant la Convention, soit jusqu’à présent aussi sous-estimé dans le débat référendaire.


6ème garantie : à travers le droit radicalement nouveau de pétition collective de l’art. 47, les citoyens auront exactement le même pouvoir d’initiative politique que leurs élus du Parlement européen (art. 332) et que les gouvernements eux-mêmes (art. 345). Réunir 1 million de citoyens sur près de 400 millions d’électeurs ne sera pas trop difficile pour les partis, les syndicats, les associations capables de mobiliser au-delà des frontières nationales. A situation exceptionnelle, procédure exceptionnelle : par la force des choses, le pouvoir européen sera toujours plus éloigné de la base que le pouvoir national ou local. Cette procédure est une corde de rappel indispensable : de rappel des dirigeants à la réalité des aspirations populaires.


7ème garantie : Un citoyens pourra saisir directement la Cour de Justice si ses droits sont bafoués par l’Union, notamment les nouveaux droits prévus par la Charte des droits fondamentaux.


Au fond, la question posée aux Français le 29 mai pourrait se résumer ainsi : citoyens, voulez-vous prendre le pouvoir en Europe ?


Chiche !


Alain Lamassoure, le 23 avril 2005.