La Constitution européenne aidera à réorienter la candidature turque
En lançant le slogan « Non à l’Europe turque ! » certains opposants à la Constitution européenne invitent les électeurs à faire l’amalgame entre celle-ci et la candidature turque. Selon eux, un rejet de la Constitution serait le meilleur moyen d’empêcher l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
La réalité est contraire.
D’une part, les deux sujets sont évidemment différents : l’un concerne les règles de fonctionnement du club, l’autre l’identité de ses membres. C’est tellement vrai qu’à côté des partisans du double « oui » (J. Chirac, la majorité du P.S.) ou du double « non » (L. Fabius, Ph. de Villiers, JM Le Pen), on rencontre des partisans du « non à la Constitution, oui à la Turquie » (les minoritaires du PS et le PC), tandis que l’UMP, l’UDF, Valéry Giscard d’Estaing et des personnalités socialistes (R. Badinter) font campagne sur le « oui à la Constitution et non à la Turquie ». C’est d’ailleurs pourquoi ces deux sujets distincts donneront lieu à deux référendums différents.
D’autre part, le texte de la Constitution soumis au référendum ne prévoit pas plus la participation de la Turquie que ne le fait le traité de Nice. Cela signifie qu’une nouvelle révision de l’une ou de l’autre serait juridiquement nécessaire, soit avant, soit en même temps que le traité d’adhésion. Il faudrait notamment définir préalablement la place du nouveau membre, tant dans les institutions (droit de vote, nombre de parlementaires), que dans le budget. Le Conseil européen du 17 décembre l’a expressément rappelé.
Enfin, et surtout, l’entrée en vigueur de la Constitution donnera aux partisans du partenariat privilégié des moyens bien plus puissants qu’aujourd’hui pour faire entendre leur voix.
– La possibilité pour l’Union de proposer un régime de ce type à des pays voisins, qui n’existe pas dans les traités actuels, est expressément ouverte par la Constitution. L’article 57 a été conçu dans ce but par la Convention européenne. Il ouvre la voie d’un statut intermédiaire entre l’adhésion pleine et entière et les accords d’association ou de coopération déjà connus.
– Les Parlements nationaux se voient reconnaître un rôle important tout au long du processus d’adhésion.
. Ils sont désormais les premiers informés d’une candidature (article 58-2), chacun étant libre de faire connaître son sentiment dès l’origine, dans le cadre des règles constitutionnelles nationales. La réforme constitutionnelle préalable à la ratification de la Constitution doit être mise à profit pour préciser les modalités de l’intervention de l’Assemblée Nationale et du Sénat en la matière.
. Cette même réforme doit aussi permettre à notre Parlement de donner son avis, par une résolution et un vote, à toutes les étapes de la négociation du traité avec la Turquie. La décision du Conseil européen a prévu que chacun des trente chapitres de négociation ne pourra se clore qu’à l’unanimité des Etats membres : l’Assemblée Nationale et le Sénat pourront se prononcer sur chacun d’eux.
. La Constitution prévoit des conférences interparlementaires, associant tous les parlements nationaux, qui pourront adresser aux institutions européennes des avis (« contributions ») sur tout sujet d’intérêt commun. Il faut savoir que, contrairement à ce qui est souvent dit, des oppositions fortes à l’entrée de la Turquie existent aussi chez plusieurs de nos partenaires, notamment en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et dans les trois pays du Benelux.
– Les citoyens eux-mêmes vont acquérir de puissants moyens d’influence :
. Par l’élection du Parlement européen et du Président de la Commission. Le Parlement acquiert le plein pouvoir législatif, à égalité avec le Conseil des Ministres (article 20 de la Constitution). C’est lui qui élira désormais le Président de la Commission, ce qui signifie que, si les partis politiques européens s’organisent à cet effet (comme ils en ont l’intention), ce sont les citoyens eux-mêmes qui éliront le Président de l’exécutif de l’Union à travers leur vote aux élections européennes (article 27). Si la Constitution s’applique, dès juin 2009 les partis politiques européens se présenteront sur la base d’un programme commun et d’un(e) candidat(e) commun(e) : nul doute que la position sur la candidature turque sera un des éléments majeurs de jugement pour beaucoup d’électeurs français.
. Par un tout nouveau droit de pétition collective. Un million de citoyens européens (à peine 3 pour mille des électeurs !), appartenant à des pays différents, peuvent saisir la Commission européenne, à tout moment, sur tout sujet de sa compétence (article 47-4). Les sujets directement liés à la candidature turque (budget, politique agricole, libre circulation des personnes…) sont suffisamment nombreux pour donner l’embarras du choix à des auteurs de pétition.
– La Ière partie de la Constitution (notamment les articles 2 et 3) et la Charte des droits fondamentaux, qui en est la partie II, fournissent un catalogue détaillé et précis des droits et principes auxquels tout Etat membre est tenu de se conformer dans la vie de l’Union. En particulier, les dispositions relatives aux droits de la femme, à la liberté d’expression, à la diversité culturelle et aux droits des personnes appartenant à des minorités deviendront plus facilement opposables à la Turquie.
– Au pire, dans l’hypothèse où l’évolution de la négociation ferait apparaître un relatif isolement de la France en faveur du partenariat privilégié, des dirigeants français soutenus par leur opinion publique pourraient brandir la menace de l’article 60 de la Constitution : le droit de retrait unilatéral, garantie de la souveraineté nationale, qui n’existe pas dans les traités actuels. La France pourrait ainsi émettre un message extrêmement fort à l’égard de ses partenaires : « c’est la Turquie ou moi ». Bien entendu, c’est une arme de dissuasion à manier avec une immense circonspection, mais, comme toute arme de ce type, le simple fait qu’elle existe contribue à la dissuasion.
En conclusion, selon l’esprit des traités, à l’heure actuelle les procédures de négociation avec les candidats à l’adhésion revêtent un caractère diplomatique et intergouvernemental. Les négociations se font à huis clos (cf. le Conseil européen d’Helsinki, de 1999, comme celui de décembre 2004), le Parlement français est interdit de vote, le pouvoir se fait gloire d’ignorer volontairement le sentiment populaire : la transparence et la démocratie s’arrêtent là où l’Europe commence. Au contraire, avec la Constitution, l’Union européenne deviendra l’affaire des citoyens, au même titre que de leurs gouvernants. Les règles de la vie commune (la Constitution) et la composition de la famille ne dépendront plus des seuls chefs de famille, mais de tous les intéressés eux-mêmes.
Alain Lamassoure, le 18 février 2005.