Soixante millions de mécontents


Au début de la IIIème République, un humoriste disait: « la France compte trente millions de sujets, plus les sujets de mécontentements ». Pour ceux qui ont vécu mai 68, voir policiers et gendarmes manifester dans les rues pendant que Daniel Cohn-Bendit et Alain Krivine siègent tranquillement au Parlement européen, est un scénario aussi invraisemblable que l’attentat contre le World Trade Center. Et, pour être différentes, les conséquences politiques n’en sont pas moins graves.


A court terme, c’est le constat de faillite d’une politique qui, seule dans tout le monde développé, continue de privilégier, comme politique de l’emploi, l’augmentation systématique du nombre des fonctionnaires ou la subvention publique aux embauches privées – même quand l’état du budget national ne permet pas de financer autrement que par l’emprunt ! Les périodes de vaches grasses fiscales de 1998-2000 ont servi, non à améliorer la condition des policiers, des gendarmes ou des surveillants de prison, mais à accroître le nombre des fonctionnaires, même là où ils étaient en nombre suffisant, à recruter des emplois jeunes, à aider les entreprises à financer les 35 heures. Dès que la situation économique se retourne, et que les impôts rentrent moins bien, nos gouvernants découvrent avec stupéfaction qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Mieux vaudrait des agents publics bien équipés et bien payés, au nombre renforcé là où l’on en a vraiment besoin, plutôt que de multiplier partout des sous-fonctionnaires au rabais. C’est un des grands échecs du gouvernement Jospin.


A plus long terme, il est préoccupant de constater l’incapacité pathologique de la société française à gérer ses choix collectifs autrement que dans le psychodrame social. Nous avions déjà pris l’habitude d’être le seul pays démocratique où les informations matinales quotidiennes comprennent une rubrique « météo sociale », avec la liste des grèves du jour. Puis, peu à peu, les manifs ont succédé aux grèves, notamment depuis la fin 1995. Il y a deux ans, encouragés par l’impunité systématique des paysans, salariés en conflit et anti-mondialistes en état de manque médiatique ont franchi un cran supplémentaire en recourant au sabotage de leur propre outil de travail, ou de celui des autres. Et voilà maintenant que les forces de l’ordre elles-mêmes refusent d’obéir, défilent dans les rues, et se lancent dans des « opérations sourire » en faisant la grève du procès-verbal. Un spectacle habituellement réservé aux pays en voie de développement. Ou de sous-développement…


Il est grand temps que les Français cessent de se mentir à eux-mêmes.


Non, il n’y a pas de « trésor caché », qui permettrait à l’Etat, d’un coup de baguette magique, de jouer au Père Noël envers toutes les catégories sociales.


Non, il n’y a pas de « droits acquis » qui tiennent si l’économie ne tourne plus.


Non la grève, la violence, l’illégalité ne permettent pas d’assurer durablement l’avenir d’une entreprise ou d’une profession. Même en France.


Non, les Français ne peuvent pas espérer réussir mieux que les autres en partant à la retraite cinq ans plus tôt et en travaillant, chaque année, cinq semaines de moins qu’eux.


Non, on ne gagne rien à différer sans cesse le traitement au fond des problèmes inéluctables, comme celui de l’assurance maladie ou des retraites. Au contraire, les réformes n’en seront que plus douloureuses.


Les autres pays y sont parvenus par la négociation et le vote démocratique. Quelle malédiction nous condamnerait donc à être systématiquement plus myopes et moins courageux qu’eux ?


Alain Lamassoure, le 11 décembre 2001