Nous sommes tous des américains !


Oui, après les monstrueux attentats qui ont frappé New York et Washington, nous sommes tous des Américains, ici aussi, de ce côté de l’Atlantique. Réaction spontanée devant les images insoutenables. Mais si nous approfondissions l’analyse, pour tirer de ce drame quelques enseignements durables ?


Parce que « nous sommes tous des Américains », peut-être serait-il temps, particulièrement pour nous Français, d’essayer de ne plus faire de nos amis d’outre-Atlantique le bouc émissaire, le repoussoir, la caricature qui excuse nos échecs et trompe nos frustrations ? Ce que font les anciens marxistes, inconsolables de l’effondrement historique de leurs « modèles » successifs, comme tous ceux pour qui l’anti-américanisme tient lieu de boussole diplomatique, en passant par les milliers d’Astérix en jeans qui se pressent devant le dernier remake de la Planète des Singes, un Coca dans une main et un cornet de popcorns dans l’autre, après avoir applaudi le saccage d’un Mac Do au nom de « l’exception culturelle ». Combien de nos journalistes – et pas toujours les plus mauvais – ont décrit successivement tous les Présidents élus des Etats-Unis comme des naïfs ignorants ou des play-boys cyniques ? Combien de nos dirigeants politiques – y compris les plus importants – ont présenté le système américain comme un modèle « d’ultra-libéralisme », indifférent à la misère, cruel pour les faibles, sans chercher à connaître, ni l’effort considérable des Etats fédérés, ni les résultats des réformes CLINTON, ni l’extraordinaire dévouement des organisations caritatives, ni le melting pot qui recommence à accueillir autant d’immigrés que pendant les années les plus actives du centre d’Ellis Island – quand New York symbolisait l’espoir de liberté pour tous les réprouvés de la terre. Aujourd’hui encore, c’est le rêve américain qui attire irrésistiblement les chômeurs latinos, les ingénieurs indiens, et les élites scientifiques des quatre autres continents. On peut, à bon droit, lutter contre une hégémonie pesante; on peut refuser, pour soi-même, un modèle de société qui, en effet, est différent du nôtre; mais cessons d’être injustes envers un peuple admirable.


D’autant plus que nous sommes embarqués dans le même siècle, et confrontés aux mêmes dangers, à la même hostilité et aux mêmes haines. Les attentats du 11 septembre ne relèvent pas du terrorisme « ordinaire ». Que l’on trouve des dizaines d’hommes se préparant froidement et méthodiquement, pendant des mois, à massacrer des innocents et à perdre à coup sûr leur propre vie constitue une nouveauté bien troublante; et surtout que leur acte insensé et ignoble suscite de la sympathie dans plusieurs parties du monde, voilà qui doit nous inquiéter au plus haut point. Bercés par le ron-ron des conférences diplomatiques et par notre capacité infinie d’autosatisfaction morale, nous n’avons pas vu monter l’immense ressentiment des peuples contre l’Occident – y compris l’Europe, car nous sommes tous les Américains … de quelqu’un. Un demi-siècle après la décolonisation, beaucoup de régimes non démocratiques qui en sont issus ont beau jeu de continuer à nous faire porter le chapeau de leurs propres turpitudes.


Car si la réussite des « tigres » d’Asie et des pays émergents d’Amérique latine a atténué la notion de Tiers Monde économique, il y a toujours un Tiers Monde politique auquel nous refusons l’égalité des droits dans le nouvel ordre international. Et ce problème dépasse largement la seule poudrière du Moyen-Orient. Ainsi, le devoir d’ingérence est appliqué par nous en Afrique, en Irak, au Kosovo – en aucun cas contre la puissance russe en Tchétchénie ou contre les autorités chinoises au Tibet. En créant le Tribunal Pénal International, les Occidentaux ont veillé à ce que leurs propres responsables militaires puissent en être exonérés. Lors de la récente conférence de Durban sur l’antiracisme, la mesquinerie des Européens à s’exprimer sur l’esclavage a éclipsé, pour l’opinion, l’intéressant compromis final. A Seattle et à Gênes, des contestataires issus des pays nantis sont venus s’opposer, au nom de l’anti-mondialisation, à une négociation qui, pour la première fois, donnait vraiment la parole aux pays pauvres. Tout comme nous prétendons interdire universellement la culture des OGM pour préserver la pureté végétale de nos champs, sans prendre garde à leurs avantages substantiels dans les pays tropicaux.


Enfin et surtout : nous qui n’avons à la bouche que les mots de « justice » et de « maîtrise de la mondialisation », comment continuons-nous de soutenir une organisation, où le seul critère de participation au directoire mondial, le cercle des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, demeure la participation au camp des vainqueurs de … 1945 ? Ecartant ainsi la totalité de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est ! Retenant, sur cinq membres, cinq anciennes puissances esclavagistes ou (et) coloniales, et aucun pays décolonisé; quatre pays chrétiens et aucun pays musulman. N’y figurent encore, ni la plus grande démocratie du globe, l’Inde, et son « petit » milliard de citoyens ; ni le Brésil, peuplé comme trois fois la France ; ni le Pakistan, aussi peuplé que la Russie ; ni le Nigeria, qui pèse deux fois comme la Grande-Bretagne… Nous devrions pourtant savoir que, partout, la soif de justice passe d’abord par une égale dignité. Or nous soutenons un ordre international indigne.


Américains, Européens, mais aussi Asiatiques et Africains, nous sommes tous des frères humains solidaires. Le monde du XXIème siècle ne sera jamais complètement à l’abri des fous – qu’ils soient fous de Dieu, fous du Diable ou, peut-être pire encore, fous de la raison. Mais nous avons le pouvoir de le rendre moins dangereux. Mieux encore que les Américains, les Européens ont eu le mérite historique d’inventer un modèle de paix sur leur propre continent. Ils ont maintenant le devoir d’apporter leur pierre à l’invention d’un modèle mondial fondé sur l’égale dignité des peuples. Ce serait un beau symbole si cela avait lieu à New York, à quelques blocs des décombres fumantes, sur les bords de l’East River: au siège d’une certaine Organisation des Nations-Unies.


Alain Lamassoure, le 16 septembre 2001.