Editorial
Israël - Palestine : l'heure de l'Europe a sonné
J’étais parti inquiet pour Jérusalem. J’en reviens angoissé. Là-bas, le temps ne travaille plus pour la paix.
Le conflit autour du statut de la Terre Sainte des trois religions du Livre a connu trois périodes. La première, la plus longue, a opposé l’Etat d’Israël à tout le monde arabe. Après quatre guerres majeures, toutes remportées contre la coalition de ses voisins, Israël a signé la paix avec l’Egypte et la Jordanie, et, en 2002, le plan de paix arabe a mis fin de facto à l’état de belligérance israélo-arabe. La seconde phase a vu le conflit se circonscrire essentiellement à l’affrontement israélo-palestinien : infiniment moins dangereux et plus simple pour Israël, le conflit a failli trouver sa solution il a dix ans, lorsque, malgré les bons offices de Bill Clinton et les concessions d’Ehud Barack, Yasser Arafat a refusé de signer à Camp David, puis à Taba. Entre-temps, le coup de tonnerre du 11 Septembre et le tremblement de terre régional de la folle guerre d’Irak ont fait entrer le « problème palestinien » dans une troisième dimension : celle d’une guerre de religion menée par l’Islam radical contre … tout ce qui n’est pas l’Islam radical – à commencer par l’Etat juif.
Cette troisième phase est sans doute la plus délicate et la plus dangereuse. Faite au nom de Dieu, la guerre est inexpiable : on ne transige pas quand on est sûr de combattre pour la Vérité et le Bien. Le radicalisme islamiste apporte à la cause palestinienne une sympathie diffuse dans tout le monde musulman, et les soutiens concrets de mouvements fanatiques aidés par les Etats que ceux-ci appuient ou menacent : Hezbollah, Hamas, Djihad islamique… S’y ajoute l’ambition iranienne de devenir la première puissance régionale par la combinaison de l’accession à l’arme nucléaire et de l’exportation du shiisme, avec la complicité d’une Syrie qui n’a jamais renoncé à retrouver le contrôle du Liban. Pour ces combattants-là, la Palestine est un champ de bataille « naturel », qui a même vocation à devenir le terrain principal le jour où les Américains se seront retirés d’Irak.
On comprend donc l’inquiétude des Israéliens, traumatisés par les attaques suicides et les tirs de roquettes sur des cibles civiles. On comprend la volonté de leurs dirigeants de s’assurer le concours de la communauté internationale contre le terrorisme religieux transnational et contre l’ambition nucléaire de Téhéran : la France de Nicolas Sarkozy comme l’Amérique de Barack Obama n’ont pas tergiversé sur ces points. On comprend moins bien, de la part de ces mêmes dirigeants, l’absence de politique palestinienne.
Car enfin, nul n’a plus intérêt qu’Israël à l’existence d’un Etat palestinien, qui sera l’hôte naturel des Arabes de la région, à commencer par les familles des réfugiés de 1948 : à défaut, la démographie galopante des Palestiniens compromettrait en peu de temps la majorité juive qui est constitutive même de l’Etat d’Israël. Qui plus est, dans le contexte actuel, jamais un accord israélo-palestinien n’a été aussi nécessaire pour enlever aux « fous de Dieu » le baril de poudre qui est la cible principale de leurs traits enflammés. L’urgence est donc extrême. Tous les discours le reconnaissent. Mais, sur le terrain, la politique concrète contredit les propos et aboutit aux résultats opposés.
Vis-à-vis des Palestiniens, la bataille à gagner, c’est celle « des esprits et des cœurs » de ce peuple ennemi appelé à devenir le peuple frère. Qui le dit ? Qui en est chargé ? Depuis les accords d’Oslo, il y a déjà dix-sept ans, en-dehors d’initiatives individuelles, souvent admirables, quelles mesures concrètes ont été prises pour réconcilier les sociétés civiles, les faire se connaître et travailler ensemble ?
Se protéger des attentats suicides par des contrôles routiers et des murs de protection était sans doute nécessaire. Mais le système kafkaïen qui aboutit à multiplier les enclaves, jusqu’à fabriquer des enclaves d’enclaves, à interdire des routes entières à une catégorie de la population, à faire de la vie quotidienne de dizaines de milliers de travailleurs, d’écoliers, de femmes, de malades un cauchemar de files d’attentes, de procédures arbitraires est devenu une source d’humiliation permanente pour tout un peuple. Ce que résume sobrement un tag, lu sur le ciment : « un mur, deux prisons ». Prison de deux peuples ainsi enfermés, l’un dans la peur, l’autre dans l’humiliation, pour reprendre la formule de Dominique Moïsi dans sa remarquable Géopolitique de l’émotion.
De même, comme l’a fait remarquer le vice-président Joe Biden, on ne peut pas à la fois prétendre préparer la solution des « deux Etats » et poursuivre une politique délibérée d’implantation de colonies israéliennes dans le but avoué de couper Jérusalem Est de tout contact avec la Cisjordanie.
Enfin, nul n’a mieux exprimé que Tony Blair le paradoxe étonnant auquel aboutit le blocus de Gaza : « nous voilà dans une situation où nous punissons les bons et nous aidons les méchants ! » Le Hamas y bénéficie désormais d’un monopole politique absolu. Les commerçants et la classe moyenne, qui prospéraient grâce aux relations avec Israël, sont ruinés au profit des militants du Hamas qui font fonctionner une fructueuse économie souterraine (au sens propre du terme !). Protégé contre toute concurrence politique, aidé dans sa propagande, comme le fut Castro, par le formidable prétexte du blocus, déchargé même, par nous, du soin de faire tourner les services publics locaux – l’Europe paye les salaires - et de nourrir « son » peuple – 1 million de réfugiés sont aidés par l’ONU -, le Hamas peut tranquillement édifier un embryon d’Etat islamique entre Israël et l’Egypte !
Dans le même temps, les modérés de l’Autorité palestinienne ont été considérablement affaiblis par leur défaite électorale de 2006. Outre le contrôle de Gaza, ils ont perdu une bonne partie de leur légitimité démocratique. Pourtant, il y a là des éléments solides sur lesquels on peut s’appuyer. Ancien haut fonctionnaire du FMI, le Premier Ministre Salam Fayyad est un homme intègre, compétent et pragmatique. Les programmes d’aide de l’Union européenne ont permis la mise en place d’une police autonome efficace, aux standards occidentaux, et la montée en puissance d’une véritable administration civile. L’argent de la diaspora fait renaître une économie étonnamment dynamique à Naplouse, comme à Ramallah et à Hébron. Les cadres politiques et administratifs, nationaux et locaux, sont de qualité, et la féminisation n’a rien à envier à la nôtre. A défaut d’élections générales, évidemment nécessaires, les élections municipales prévues pour le 17 juin seront l’occasion de re-légitimiser les institutions en place.
J’en viens à l’Europe. Voilà vingt ans que, dans la région, l’Europe s’en tient à la diplomatie du chèque. Nous n’agissons pas, nous payons. Nous payons pour aider les victimes des conflits, nous payons pour construire avant la guerre, puis nous payons pour reconstruire après. Nous payons pour soulager surtout notre bonne conscience, comme le colonel de la rivière Kwaï reconstruisait son pont pour conserver sa dignité. Et, comme lui, nous payons sans nous rendre compte que, ce faisant, nous finissons par être objectivement complices : nous entretenons malgré nous la prolongation indéfinie d’une situation politiquement et humainement insupportable. Pour ne prendre qu’un exemple, comment expliquer que, 62 ans après, des millions de Palestiniens vivent encore dans les camps de réfugiés de l’ONU - où trois générations successives n’ont évidemment pas été élevées dans l’amour inconditionnel de l’Etat d’Israël… ?
La conclusion n’est pas que l’Europe doit cesser son aide. Mais elle paye assez pour avoir le droit d’entrer dans le jeu politique, et pour y tenir un rôle majeur. Avec la fonction de Haut-Représentant confiée à Catherine Ashton, elle en a maintenant l’outil diplomatique. Personne ne conteste le leadership naturel qui revient ici aux Etats-Unis, et chacun souhaite la réussite des « négociations indirectes » confiée au sénateur Mitchell. Mais que celles-ci réussissent ou échouent, l’heure sera venue pour que l’Europe s’invite autour de la table. Qu’elle ose soumettre la demi-douzaine d’accords variés déjà passés avec Israël et les 600 M d’aides diverses données aux Palestiniens à la conditionnalité politique du respect des engagements pris. Qu’elle mette au service de cette cause majeure toute l’influence diplomatique de ses Etats additionnés. Et qu’elle mette au service de la paix entre Israéliens et Palestiniens le savoir-faire unique qu’elle a acquis en réconciliant les Allemands et les Français.
Alain LAMASSOURE, le 29 mai 2010