Le Point, 30/11: “Mitterrand, VGE, Chirac, Sarkozy, Hollande… Quand les européennes étaient l’affaire des présidents”

Mitterrand, VGE, Chirac, Sarkozy, Hollande… Quand les européennes étaient l’affaire des présidents

Il fut un temps où cette élection était un passage obligé pour briguer la présidence de la République : tous les anciens présidents y sont passés ! Récit.

Par Emmanuel Berretta

Publié le 30/11/2018 à 10:24 | Le Point.fr

Jusqu’ici, les européennes ont toujours été un enjeu majeur pour les présidents ou aspirants présidents français.

Comme il paraît loin, le temps où les grands chefs à plumes de la politique ne négligeaient pas les européennes. «  C’était un passage obligé  », se souvient Alain Lamassoure, l’un des sages de l’hémicycle de Strasbourg, qui achèvera en mai prochain son cinquième mandat. De fait, quand on regarde dans le rétro, les plus grands se sont frottés au suffrage proportionnel sur liste nationale : François Mitterrand affronte Jacques Chirac en 1979, Georges Marchais s’y aligne par deux fois, Valéry Giscard d’Estaing tente un come-back par les européennes en 1989. Ni François Hollande ni Nicolas Sarkozy n’ont envisagé de passer leur tour quand l’occasion de conduire la campagne européenne s’est présentée en 1999, la dernière année où le scrutin se déroulait selon le principe des listes nationales.

«  À l’époque, les têtes de liste se présentaient, mais ne siégeaient pas ensuite  », rappelle Lamassoure. Quand on était chef de parti, pas question de se dérober ou de laisser un second prendre la lumière. «  Laurent Wauquiez ou Marine Le Pen, qui hésitent à conduire eux-mêmes leur liste, font, à mon sens, une erreur, reprend l’ancien ministre délégué aux Affaires européennes. Le principe d’une liste nationale milite pour que ceux qui ont une ambition présidentielle se présentent. Les anciens ne s’y sont pas trompés.  » Wauquiez et Le Pen oseront-ils aller au feu comme jadis les grands patrons ?

1979 : Simone Veil coiffe Mitterrand, Chirac en déroute

En 1979, c’est la première fois qu’on élit un Parlement européen au suffrage universel. La France dispose de 81 sièges à répartir entre ses forces nationales. François Mitterrand avait conduit la campagne des législatives de 1978, mais avait raté l’occasion d’imposer au président Giscard d’Estaing une première cohabitation. Le Parti socialiste, qu’il dirige depuis le congrès d’Épinay, a retrouvé néanmoins des couleurs. Le contexte est celui de la crise économique. Simone Veil conduit la liste UDF du président, et réalise le meilleur score avec 27,61 %. François Mitterrand, après la rupture du programme commun avec le PCF de Georges Marchais, ne laisse à personne d’autre que lui le soin de prendre la tête de la liste PS, et parvient à se placer en seconde position avec 23,53 %. Il ancre sa candidature dans le projet européen, une ligne de conduite qui sera constante au cours de sa longue carrière. Georges Marchais, de son côté, réalise le dernier score élevé de l’histoire communiste de l’après-guerre avec 20,52 % des voix.

À cette époque, Jacques Chirac, qui a rompu avec VGE, est maire de Paris. À la tête de son parti, le RPR, il fustige le principe même d’une Assemblée européenne composée d’élus. En héritier du gaullisme, il en fait l’amer reproche au président Giscard qui a accepté cette évolution vers un fédéralisme européen. Chirac avait signé le fameux « appel de Cochin  » en décembre 1978, dénonçant une «  inféodation de la France  » par un «  parti de l’étranger  ». Il visait l’UDF… «  Les votes de majorité, au sein des institutions européennes, en paralysant la volonté de la France, ne serviront ni les intérêts français, bien entendu, ni les intérêts européens  », écrit Chirac, conseillé par le tandem Juillet-Garaud. Or, à l’époque, le maire de Paris pense que cette assemblée profilant l’Europe fédérale serait soumise, à terme, aux intérêts américains. Drôle de lecture de l’histoire à la lumière de ce que sont les relations entre Trump et les institutions européennes quarante ans plus tard… Chirac soulève en revanche un autre débat qui n’est pas sans écho avec ce que nous entendons encore aujourd’hui, lorsqu’il décrit l’Europe comme une «  zone de libre-échange  » au sein de laquelle «  notre industrie est laissée sans protection contre des concurrences inégales, sauvages ou qui se gardent de nous accorder la réciprocité  ». Georges Marchais, lui aussi, s’inscrit contre cet accroissement du pouvoir législatif européen : «  On pourrait dicter à la France, de l’étranger, une politique dont son peuple ne voudrait pas.  »

Simone Veil est très mal à l’aise vis-à-vis de ces attaques. Elle était entrée au gouvernement grâce à ce même Chirac en 1974, et a pour lui de la sympathie (il la surnommait «  Poussinette  »). Elle s’est imposé à son égard la non-agression. Chirac lui réclame un débat télévisé frontal, qu’elle refuse. Elle se soumettra seulement à une joute à quatre le 4 mai 1974, au théâtre de l’Empire, puis le 10 juin 1979 (on peut relire ce débat ici). La femme qui a fait adopter la loi sur l’avortement subit, en outre, une campagne haineuse, essuyant des slogans insultants tels que «  Hitler-Veil, même combat  ». Mitterrand défend l’Europe, mais ne pense déjà qu’à la présidentielle de 1981.

Ce scrutin fera une victime : Jacques Chirac, qui trébuche à 16,31 %… Il s’en relèvera. Les écologistes, représentés par Solange Fernex, ratent l’entrée dans l’hémicycle de Strasbourg en restant en dessous du seuil des 5 % (4,39 %). Le Front national de Jean-Marie Le Pen ne parvient pas à constituer de liste. Ce premier scrutin européen est très suivi. La participation électorale établit un record, avec 60,71 %. Elle ne fera que décliner par la suite.

1984 : l’irruption du lepénisme

La victoire de Mitterrand à la présidentielle de 1981 a rabiboché la droite et le centre. C’est donc unis que l’UDF (sans VGE) et le RPR se présentent au suffrage des électeurs pour ce deuxième scrutin législatif européen. Le RPR, selon Chirac, veut «  faire l’Europe sans défaire la France  ». La formule a pris des rondeurs par rapport aux imprécations de l’appel de Cochin, si bien que Simone Veil conduit des troupes unies par trois ans de socialisme au pouvoir et la fameuse loi Savary qui fait se dresser la France de droite pour « l’école libre ». Elle réalise le score le plus élevé de l’histoire du scrutin avec 43,02 % des voix.

Les socialistes, à la peine, sont bien obligés de se trouver une autre tête de liste que François Mitterrand, désormais à l’Élysée. Naturellement, c’est Lionel Jospin, premier secrétaire, qui se charge de mener la liste. Il franchit la barre des 20 % (20,75 %), un score pas si nul étant donné le contexte, très difficile pour la gauche. D’autant plus que l’Europe traverse une crise de confiance. Margaret Thatcher a entamé un bras de fer sur le thème budgétaire avec son fameux «  I want my money back », dont le Brexit sera, trente-deux ans plus tard, la réplique à la force mille avec le slogan «  Take back control !  ». Finalement, Thatcher obtiendra son «  rabais  », mais seulement huit jours après les européennes, au sommet européen de Fontainebleau.

Au PCF, le centralisme conduit Georges Marchais à entamer le combat de trop : 11,20 %. Son score est divisé par deux par rapport à 1979. Sa gouaille stalino-franchouillarde ne marque plus. Le communisme, au contact du pouvoir, a entamé sa décrue inexorable à cinq ans de la chute du mur de Berlin.

Le phénomène nouveau, c’est l’irruption du Front national sur la scène nationale, avec 10,95 % des voix. Jean-Marie Le Pen s’installe dans le paysage pour longtemps… «  Il se trouve que j’ai été décrit comme l’immonde, n’est-ce pas ?, comme la bête, comme le diable, déclare-t-il le soir des résultats à la télévision. Eh bien, il se trouve que les Français (…) ne pensent pas du tout comme les journalistes ni comme les observateurs politiques. Ils pensent que les libertés sont menacées, non pas par M. Le Pen, mais par le communisme. Ils pensent que l’immigration, que le chômage, que l’insécurité sont des problèmes réels et que Le Pen dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas.  » Tout le lepénisme est résumé en deux phrases. Et on est parti pour trente ans ! Nul ne s’en doute à l’époque.

Les Verts, divisés entre deux listes (Didier Nager et Brice Lalonde), ratent encore le coche et ne franchissent pas la barre des 5 %. La participation, bien qu’en baisse, est encore de 56,72 %.

1989 : VGE, le retour !

Pour Laurent Fabius, qui conduit la liste PS en 1989, cette élection est un test pour sa «  stature présidentielle  », là où Valéry Giscard d’Estaing, à la tête d’une liste UDF-RPR, tente un retour au sommet. La présidentielle s’inscrit donc en arrière-fond d’un scrutin qui n’a pas emballé les foules. L’Europe n’est plus un enjeu droite-gauche depuis que François Mitterrand a accepté l’Acte unique européen de 1986, négocié par Fabius puis ratifié par Jacques Chirac, Premier ministre entre 1986 et 1988. Le marché unique et ses centaines de directives sont dans les tuyaux…

VGE a collaboré au comité pour l’union monétaire de l’Europe, prélude aux travaux du comité Jacques Delors, qui débouchera plus tard sur la création de l’euro. Simone Veil, qui préside le groupe libéral au Parlement européen, ne voit pas pourquoi elle devrait céder devant l’ancien président. Elle décide de conduire sa propre liste dissidente, à la tête du CDS. Mal lui en prend : Simone Veil tombe de haut et ne recueille que 8,43 %. VGE, avec 28,88 %, lui reprend la tête du groupe libéral au Parlement européen. Il pense pouvoir s’appuyer sur ce scrutin pour truster à nouveau l’Élysée. Lui aussi se trompera sur ses forces… Laurent Fabius (avec l’appui du MRG) coche la case «  présidentiable  » avec 23,61 %. Mais lui non plus n’aura jamais l’occasion de se présenter au scrutin présidentiel…

Jean-Marie Le Pen reprend la tête de liste, mais son score stagne à 11,73 %. Au troisième essai, les écolos, sous la conduite d’Antoine Waechter, décrochent enfin leurs neuf premiers sièges (10,59 %). Passé l’ère Marchais, le PCF continue sa descente à 7,72 %, derrière Maurice Herzog. Quelques mois plus tard, le monde communiste de l’Est s’effondre… La participation aux européennes atteint 48,80 %, en forte baisse.

1994 : Michel Rocard chute sous les coups de Bernard Tapie

En 1994, François Mitterrand, malade, n’est plus que l’ombre de lui-même. Michel Rocard croit son heure arrivée. Il a pris le PS. Les européennes doivent être le marche-pied avant la présidentielle. Mais voilà, Rocard glisse sur une savonnette que Mitterrand a placée sur son chemin. Bernard Tapie, pour le MRG (Mouvement des radicaux de gauche), installe le combat, presque physique, avec Jean-Marie Le Pen. Il détourne la moitié des voix du PS : si «  Nanard  », avec 12,03 % des voix, n’a pas gagné, Michel Rocard, lui, avec 14,49 %, réalise le plus mauvais score des socialistes aux européennes. La Rue de Solférino n’en fera qu’une bouchée. Ses ambitions présidentielles s’évanouissent définitivement… Mitterrand biche. En outre, Jean-Pierre Chevènement a joué les francs-tireurs (2,54 %), sans succès. L’Europe n’est pas au mieux de sa forme. Les Balkans se sont embrasés et les Européens sont incapables d’éviter ce conflit sanglant après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.

À droite, le climat est ostensiblement à la guerre entre Édouard Balladur, à Matignon, et Jacques Chirac, à la tête du parti. L’alliance RPR-UDF a survécu, et c’est Dominique Baudis qui prend la tête de liste. Il avait fait partie des «  rénovateurs  » et avait expressément demandé le retrait de VGE de la vie politique… La liste UDF-RPR aurait dû connaître un triomphe, mais le courant souverainiste, battu de peu deux ans plus tôt lors du référendum de Maastricht, n’a pas rangé les armes. Charles Pasqua encourage Philippe de Villiers à monter une liste dissidente au nom du «  Mouvement pour la France  ». Résultat : Baudis, qui commence sa campagne à 40 % dans les sondages, la termine à 25,58 %. De Villiers, lui, en a pris 12,03 %… On se retrouve sensiblement dans la même configuration qu’en 1979, quand Chirac, sur une ligne souverainiste, avait entamé le succès de Simone Veil.

Philippe de Villiers retourne le crédo des pères fondateurs de l’Europe, les chrétiens-démocrates. C’est précisément au nom de la défense de la chrétienté qu’il s’érige contre l’avortement, fustige l’Europe du libre-échange, les accords du GATT… De Villiers contient Jean-Marie Le Pen qui continue à tourner autour des 10 % (10,52 %). En fait, l’homme du Puy du Fou se sent pousser des ailes. Il prépare la présidentielle de 1995. Il s’y présentera, mais sera réduit à moins de 5 %…

Les écologistes sont de nouveau divisés entre Marie-Anne isler-Béguin et Brice Lalonde et ratent, tous deux, la marche des 5 % pour obtenir un siège au Parlement de Strasbourg… Lors de ce scrutin, la France devait se répartir 87 sièges. La participation est la moins bonne depuis 1979 : 46,76 %.

1999 : Hollande versus Sarkozy, le match avant le match

Les sociaux-démocrates sont aux commandes des principaux pays européens : Tony Blair à Londres, Gherard Schröder à Berlin, Massimo d’Alema à Rome. Lionel Jospin, à Matignon, croit le moment de son triomphe arrivé. L’économie se porte bien. François Hollande, qui dirige le Parti socialiste en son nom, envisage de confier la tête de liste à Jack Lang, mais, au dernier moment, il prend lui-même les commandes.

Il affronte pour la première fois Nicolas Sarkozy, à la tête d’une liste RPR. Mais, en vérité, c’est une candidature de raccroc. La droite est en lambeaux. Jacques Chirac a commis la bourde de la dissolution en 1997. Philippe Séguin, l’homme du «  non  » à Maastricht, préside le RPR. Il prend lui-même la tête de liste. Du coup, l’alliance avec l’UDF, fédéraliste, est rompue. C’est François Bayrou, lui aussi en phase de test présidentiel, qui prend la direction des opérations.

Les débats au RPR sur la monnaie unique et le Traité d’Amsterdam minent le parti. Les chiraquiens soupçonnent Séguin de préparer la présidentielle de 2002. Bref, c’est la pagaille et le sanguin Séguin jette l’éponge en avril 1999, à quelques semaines du scrutin. Nicolas Sarkozy prend la relève, mais les dégâts sont bien trop importants. Le coup n’est plus rattrapable. En outre, le sentiment anti-bruxellois est monté d’un cran après le scandale qui a frappé la commission Santer, contrainte à la démission le 15 mars 1999, en raison des accusations de népotisme contre la commissaire Édith Cresson.

Résultat, François Hollande l’emporte, mais sur un score modeste, avec 21,95 % des voix. Nicolas Sarkozy doit se contenter de la troisième place avec 12,82 %. En effet, Charles Pasqua, en rupture avec Chirac, associé à Philippe de Villiers, a conduit une liste souverainiste qui réalise 13,06 % et prend la seconde place. Une alliance de courte durée, les deux hommes se déchirent dans l’année… Et de Villiers reprendre son chemin solitaire (il sera candidat en 2007 et enregistrera un score de 2,23 %).

Les Verts renouent avec l’unité sous la houlette de Dany Cohn-Bendit qui parvient, avec 9,72 %, à remporter neuf sièges, autant que François Bayrou (9,29 %). Comme en 1994, la France dispose de 87 sièges. C’est la dernière élection qui se joue par liste nationale. Le mode de scrutin par listes régionales à partir de 2004 ne permet plus aux ténors politiques nationaux de se mesurer… Le scrutin perd beaucoup d’intérêt et l’abstention va atteindre des niveaux records : 43,1 % de votants en 2004, 40,63 % en 2009, 42,43 % en 2014…