« Il faut passer à l’Europe des réalités » (La Croix)
Interview accordée à Marianne Meunier pour le journal La Croix (6 mars 2018).
Lien : https://www.la-croix.com/Journal/Il-faut-passer-lEurope-realites-2018-03-06-1100918431
“Le triomphe de deux partis « antisystème » aux législatives italiennes, avant-hier, porte un nouveau coup au crédit déjà fort entamé de l’Europe auprès des citoyens. Élites sourdes aux réalités, bureaucratie indifférente à la crise migratoire, source de dépenses… L’Europe joue le plus mauvais rôle pour le Mouvement 5 étoiles, arrivé en tête du scrutin avec plus de 32 % des voix, comme pour la Ligue qui, avec 17,5 %, l’emporte sur ses partenaires au sein de la coalition de droite. Le scénario de la progression des eurosceptiques, sinon de leur victoire, n’est pas propre à l’Italie (lire les repères). Il est devenu fréquent lors des élections dans la plupart des États membres et, à chaque occurrence, soulève de vives inquiétudes pour l’avenir du projet européen et suscite des appels à des réponses urgentes. Alors que celles-ci le sont toujours un peu plus, Alain Lamassoure préconise « un discours de vérité » sur l’Europe, assorti de moyens financiers.
Quel message les électeurs italiens ont-ils envoyé aux responsables européens ?
Alain Lamassoure : Le message a avant tout été envoyé aux responsables italiens. L’Europe est le bouc émissaire de tous, mais elle n’est pas responsable du « malgoverno » (la « mauvaise gestion » en italien, NDLR), qui est aussi ancien que la République italienne. En revanche, si les Européens ont une responsabilité dans les malheurs de l’Italie, elle est à chercher dans l’égoïsme non pas de « Bruxelles » et des institutions, mais des grands partenaires européens de Rome, et en premier lieu de la France et de l’Allemagne. Nous n’avons pas voulu traiter le problème migratoire à un niveau européen dès qu’il s’est posé. Nous avons laissé les Italiens seuls durant trop longtemps, et ce n’est qu’après plusieurs années, et avec beaucoup de réticence, que nous avons créé un corps de gardes-frontières, sans toutefois lui donner les moyens nécessaires, en hommes et en ressources financières, pour être efficace.
Comment enrayer le discrédit de l’Europe d’ici aux prochaines élections européennes, prévues au printemps 2019 ?
Alain Lamassoure : L’initiative d’Emmanuel Macron, qu’il appelle « consultations citoyennes », est bonne. Chacun de nous, d’abord à l’échelle de chaque pays, puis à celle de l’Europe, doit faire un examen de conscience sur ce qu’il attend de l’Europe et sur ce qu’il est prêt à faire pour elle. En France par exemple, il faut faire dialoguer tous les citoyens qui le souhaitent, les pêcheurs, les agriculteurs, les chercheurs, les boursiers Erasmus… pour qu’ils expriment leurs attentes vis-à-vis de l’Europe au travers des milliers de conférences.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Alain Lamassoure : Puisque le sujet migratoire a été déterminant dans les élections italiennes, prenons l’exemple du corps de gardes-frontières européens. Si nous souhaitons vraiment que celui-ci soit efficace, sommes-nous prêts, nous, Français, à affecter au niveau européen la totalité de nos douaniers et la plus grande partie de nos policiers des frontières ? Si oui, faisons-en un programme de ce groupe de pays pionniers que le président Macron veut à juste titre mettre en avant. Si non, cela signifie que nous ne sommes pas prêts à faire de l’Europe plus qu’un grand marché économique. Idem pour l’Europe de la défense. Sur le papier, un projet a été mis en place l’an dernier, mais en réalité, que sommes-nous prêts à mettre en commun sur les plans industriel et scientifique ? La traduction concrète, c’est qu’il faut un budget européen deux à trois fois plus élevé que le budget actuel, qu’il faut trouver des ressources fiscales pour le financer et, en contrepartie, réduire d’autant les budgets nationaux. Nous ne pourrons plus éviter cette problématique l’année prochaine. Il faut sortir de l’Europe déclaratoire pour passer à l’Europe des réalités. Le moment est venu de se demander : attendons-nous quelque chose de l’Europe ? Combien y consacrons-nous et de combien allégeons-nous les dépenses publiques françaises au profit des dépenses européennes ? Je ne pense pas qu’il faille attendre que les autres pays soient prêts pour de tels débats. Si déjà nous arrivons à faire cela en France, nous prendrons conscience du fait que si nous voulons enfin mettre nos actes en lien avec nos déclarations superbes et nos discours grandioses, il faut des moyens. Il s’agit de tenir un discours de vérité sur l’Europe.
Ne craignez-vous pas que dans de tels débats, les voix populistes soient les plus audibles ?
Alain Lamassoure : Non ! Il y aura toujours des populistes et il y aura toujours un tiers de Français contre l’Europe. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que le terme « eurosceptique » est un terme ambigu qui recouvre deux réalités différentes : ceux qui sont hostiles à l’Europe, comme les Britanniques ayant voté pour le Brexit, et les déçus de l’Europe. C’est à ces derniers qu’il faut s’adresser pour parler de sujets comme l’immigration, l’harmonisation fiscale, la fiscalité numérique, sujets sur lesquels chacun admet qu’on ne peut être efficace qu’au niveau européen.
Le couple franco-allemand peut-il jouer un rôle moteur dans ces débats ?
Alain Lamassoure : Oui, mais il ne sera crédible que s’il démontre qu’au-delà de la énième réécriture du traité de l’Élysée (signé en 1963, qui entérina la réconciliation franco-allemande, NDLR), il y a des choses concrètes. Sinon, ce ne seront que des paroles.”