Tribune faisant suite au discours d’Emmanuel Macron sur l’Europe

Le discours sur l’Europe d’Emmanuel Macron à la Sorbonne est bienvenu, estime, dans une tribune au «Monde», l’eurodéputé Alain lamassoure. Mais il note que ce discours reste perfectible, en ce qui a trait à la défense.

Tribune. Bienvenu. Voilà longtemps qu’un chef de l’Etat français n’avait pas consacré un discours aussi substantiel et engagé sur le projet européen. Seul des onze candidats à la présidentielle à avoir fait flotter le drapeau européen dans ses meetings, premier président français à remercier ses électeurs aux accents de L’Hymne à la joie, Emmanuel Macron avait déjà redonné aux Français le goût du projet européen. Voilà que dans un pays que l’on disait un peu trop vite converti à l’euroscepticisme, même le Front national se voit contraint de lâcher son héraut anti-européen. L’Europe est de retour dans le débat politique français, et la France est de retour en Europe. Bravo!

Pourtant, discours insolite. Par la méthode. Par définition, on ne dessine pas seul les plans de la maison familiale. Une règle de bon sens aussi ancienne que la construction européenne est que la France, souvent première à la manœuvre, n’avance jamais seule sans s’être assurée auparavant du soutien de l’Allemagne et de ses autres principaux compagnons de voyage. A l’évidence, tel n’a pas pu être le cas pour ce feu d’artifice de propositions tous azimuts. Et la perplexité s’accroît devant le calendrier: deux jours à peine après une élection allemande capitale, dont le résultat va retarder la prise de position de Berlin, voire la compromettre.

Donc, discours perfectible. Après tout, l’heureuse idée de soumettre le projet européen au plus large des débats publics à travers des conventions citoyennes est une marque implicite de modestie de la part de son auteur. Et une invitation à la critique constructive. Concentrons-nous sur l’essentiel.

Quel partage des tâches avec l’OTAN ? L’Europe de la défense vient à son heure. Les Allemands en sont enfin convaincus. Donald Trump a confirmé dans son style lapidaire ce que l’élégant Barack Obama n’avait cessé de nous dire sans être entendu: la guerre froide est finie, les intérêts fondamentaux de la sécurité américaine ne sont plus en Europe. La décision de principe de la mise en œuvre des possibilités offertes par le traité de Lisbonne et jusque-là laissées en friche a d’ailleurs déjà été prise. Mais il faut remettre les bœufs devant la charrue. La défense est un outil au service d’une politique. Faute d’une appréciation commune des enjeux de sécurité et des enjeux de puissance, l’outil restera au garage, ou dans les cartons. Du fait de cette lacune, la brigade franco-allemande, née dans l’allégresse, a failli être supprimée dans l’indifférence.

De même, l’accord historique de Saint-Malo passé entre Jacques Chirac et Tony Blair a volé en éclats au premier coup de canon américain en Irak. Un corps expéditionnaire européen? S’il s’agit de soutenir les seules initiatives françaises dans notre ancien pré carré colonial, ne nous étonnons pas du peu d’enthousiasme de nos partenaires du nord et de l’est. En revanche, les russophiles impénitents que nous sommes sont-ils prêts à prendre en compte aussi les préoccupations majeures de sécurité de la Pologne et des Etats baltes? Quel partage des tâches organiser avec l’OTAN? Sommes-nous prêts à une position commune européenne, éventuellement distincte de celle de la Maison Blanche, sur les relations avec l’Iran?

Voilà des sujets dont les dirigeants nationaux n’ont jamais sérieusement débattu entre eux. Il n’y aura pas de défense européenne sans politique étrangère commune. Et là, le discours de la méthode reste à faire.

La clef de la relance du projet européen Grâce soit rendue au président Macron d’avoir osé aborder le problème tabou du niveau du budget européen, et même celui de son financement. Politiquement, cela relève de l’héroïsme – et c’est bien dans cette dimension fondamentale et oubliée de la politique européenne que le courage a fait le plus défaut depuis vingt-cinq ans. Trop souvent, l’image de l’Europe s’autodétruit quand, dans les sommets de Bruxelles, nos excellences prétendent conduire une politique mondiale avant de laisser leurs ministres la financer par des pourboires. Mais pourquoi donc se focaliser sur la zone euro, et elle seule? Défense, sécurité, immigration, innovation, révolution numérique, changements climatiques, politique commune de l’énergie: toutes les politiques européennes coûteuses, évoquées à juste titre dans le discours présidentiel, relèvent de l’Union, pas de la zone euro. Comment les financera-t-on? Quant à la suggestion de créer de nouvelles institutions spécifiques, une nouvelle bureaucratie et un parlement supplémentaire, les citoyens bienveillants désireux de se réconcilier avec l’Europe considéreront qu’elle relève de l’humour. Les autres seront plus cruels.

Et c’est là que nous touchons la clef de la relance du projet européen. Face aux formidables dangers et aux opportunités inouïes de ce XXIesiècle, l’Europe est le niveau pertinent pour traiter à armes égales avec les puissances politiques, économiques, financières et même religieuses du moment. Cela exige de passer d’une solidarité de syndicat de copropriétaires à celle d’une famille unie dans une maison commune. Or tous les 27 copropriétaires actuels ne sont pas prêts à sauter le pas. Il y a alors deux manières d’avancer.

L’une, que beaucoup qualifieront de pragmatique, c’est le repas à la carte: on fait l’Europe de la défense avec ceux que cela intéresse, la politique migratoire avec d’autres, le numérique avec une géométrie encore différente. Les accords seront faciles. Et l’Europe aura disparu: il n’y aura plus d’unité, plus de solidarité, plus de chef, plus de contrôle démocratique. L’autre approche, absolument nécessaire, c’est l’option du même menu pour toute la table qui choisit la formule gastronomique: tous acceptent toutes les coopérations renforcées – défense, numérique, énergie, migrations, etc.

Un tel cercle familial peut commencer à quelques-uns, à la seule condition que la France et l’Allemagne soient toutes deux en son cœur. Y aura-t-il tous les membres de la zone euro dès le premier jour? Sans doute pas. Et certains Etats qui ne sont pas encore passés à l’euro? Probablement oui. C’est à chacun de choisir son destin, pas au président français et/ou à la chancellerie allemande de classer leurs partenaires en première ou deuxième division. Jean-Claude Juncker a repris au bond l’idée de la méthode des conventions citoyennes, pour l’étendre à toute l’Union. Mettons à profit les dix-huit mois qui viennent pour que les prochaines élections européennes, au printemps 2019, soient l’occasion pour chacun des 27 pays de choisir sa demeure européenne: la copropriété ou la maison familiale, l’Union de papa ou la vraie communauté de destin.