Peut-on taxer les GAFA ?

Les ministres des Finances de l’Union européenne se sont réunis les 16 et 17 septembre pour tenter d’avancer sur un sujet clé : comment faire payer aux Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA) et autres entreprises du numérique leur juste part d’impôt ? Plusieurs propositions sont sur la table mais aucune n’est pour l’instant vraiment satisfaisante. Seule une solution mondiale apporterait une réponse adéquate.

Quel est le problème ?

Les règles de la taxation des entreprises sont fondées sur le principe d’« établissement permanent » : ne peuvent être taxées que les entreprises qui ont une présence physique dans un pays, mesurée par le montant des actifs, le nombre d’employés et le montant des ventes. Or, les entreprises du numérique peuvent offrir leurs services par le Net en étant juridiquement installées là où elles le souhaitent, en fait, là où on leur offre des produits d’opacité fiscale leur permettant d’échapper aux impôts qu’elles devraient payer.

 

Amazon est donc installée au Luxembourg, Apple en Irlande, Booking aux Pays-Bas, etc. Ces pays, situés au cœur de l’Europe, font plus qu’imposer une concurrence fiscale en proposant des taux d’imposition sur les bénéfices faibles. Ils valident, dans la plus grande opacité, les stratégies d’optimisation fiscale agressives des multinationales, leur fournissant un blanc-seing juridique pour échapper aux impôts des autres pays de l’Union.

Le résultat est impressionnant : les multinationales du numérique bénéficient en Europe de taux d’imposition sur les profits de quelques pourcents seulement. Une récente analyse du député européen Paul Tang, centrée sur deux entreprises, montre que Google n’est imposé en Europe qu’à hauteur de 0,36 à 0,82 % et Facebook de 0,03 à 0,1 % ! Sur ces deux seules sociétés, les pays de l’Union auraient perdu de 5,1 à 5,4 milliards d’euros de recettes fiscales (741 millions pour la France) sur la période 2013-2015.

La proposition française

Comment les Etats peuvent-ils réagir ? Ils ont commencé par tenter de le faire en ordre dispersé. Le Royaume-Uni a par exemple négocié un redressement fiscal avec Google en 2016 mais, fixée à 150 millions d’euros, l’amende a paru bien faible. L’Italie a fait de même en 2017, s’en sortant un peu mieux, Google acceptant de payer 306 millions d’euros au fisc italien pour solde de tout compte.

La France a choisi la voie de l’affrontement, réclamant un redressement de 1,1 milliard d’euros. La firme américaine a porté l’affaire devant la justice française qui, en juillet 2017, a annulé ce redressement. Pour quel motif ? La France ne peut pas prouver que Google dispose dans notre pays du fameux « établissement stable », une filiale à partir de laquelle elle réalise son activité sur notre territoire. De fait, l’entreprise localise tout en Irlande et se sert des  produits fiscaux opaques offerts par ce pays pour réduire son imposition sur l’ensemble du continent.

Cet épisode a contribué à accélérer les tentatives de réponse coordonnée des politiques, en particulier la nouvelle proposition portée par Bruno Le Maire, le ministre français de l’Economie et des Finances. Puisque ces entreprises jouent à cache-cache avec leurs bénéfices, changeons la base d’imposition : instaurons une taxe, de l’ordre de 2 à 5 %, sur le chiffre d’affaires. Qu’elles viennent d’Irlande, des Pays-Bas ou du Luxembourg, les factures payées par les clients français permettront d’établir le chiffre d’affaires de ces sociétés et de les taxer, au niveau européen ou national, pour compenser le manque à gagner dû à leurs stratégies d’évitement fiscal.

Séduisante sur le papier, la proposition se heurte à plusieurs obstacles. Il y a des difficultés pratiques à établir le chiffre d’affaires de sociétés certes toutes numériques mais aux activités aussi différentes que Facebook, Uber ou Netflix et donc à établir la liste des entreprises concernées sans rupture d’égalité devant l’impôt. Il y a également le risque d’abandonner les efforts entrepris ces dernières années par l’OCDE notamment pour faire payer la juste part d’impôt sur les bénéfices de ces entreprises. Et puis, il y a l’énorme obstacle politique : les questions fiscales européennes se décident à l’unanimité. La France a réussi à embarquer l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie dans son projet, puis, le weekend du 16-17 septembre, une dizaine de pays. Mais avec une dizaine, on reste loin de 27. D’autant plus que l’Irlande, Malte, le Danemark et le Luxembourg ont exprimé de « fortes réserves » comme on dit chez les diplomates pour parler d’un refus.

Une proposition loin d’être bordée sur le plan technique, juridique et politique : du côté de Bruxelles, certains responsables n’hésitent pas à taxer la proposition française de simple « coup politique ». Au moment où la France s’apprête à voter un budget qui réduit fortement les impôts pour les plus riches, il est bon de montrer que l’on s’attaque aux puissantes multinationales américaines.

L’autre piste

Une autre piste est portée du côté parlement européen par le député Alain Lamassoure. Il propose de revoir la définition de l’établissement stable pour élaborer celle d’«établissement stable numérique». L’idée est simple : ajouter aux critères habituels de définition celui de la présence digitale, mesurée par le volume de données personnelles collectées sur un territoire.

Une solution qui a l’avantage de la simplicité mais qui se heurte elle aussi à plusieurs obstacles. Toutes les entreprises se numérisent et utilisent les données de leurs clients pour mieux vendre leurs services, comment définir le périmètre des activités touchées ? Avec le cloud, il est plus difficile de dire où sont vraiment les données alors que cela doit contribuer à définir la base taxable. De plus, Netflix ou Uber, tout en fonctionnant sur le numérique, font leurs profits ailleurs que sur la pure exploitation des données collectées. Comment s’assurer qu’elles paient également leur juste montant d’imposition ? Enfin, les multinationales sont les championnes de la manipulation des prix de transfert1 qui permettent de transférer les profits pour les localiser artificiellement dans le pays qui les arrangent. La redéfinition d’un établissement stable impose donc de redéfinir également les règles de prix de transfert.

Une action mondiale

De ce point de vue, le cadre pertinent se situe plus au niveau du monde que de l’Europe. L’OCDE avance d’ailleurs sur le sujet à la demande du G20 et la question de la taxation des entreprises numériques fait partie de son domaine de réflexion avec des propositions attendues au plus tard pour le printemps prochain. Qu’elle emprunte la voie de la taxation du chiffre d’affaires ou de la redéfinition de l’établissement stable et des règles de prix de transfert, c’est en intégrant les Etats-Unis, le Japon et les pays émergents qu’une solution pourra être trouvée. Sinon, les pays risquent de vouloir mettre en place des bricolages nationaux entre lesquels les multinationales, demain comme aujourd’hui, sauront s’inscrire pour éviter de payer leurs impôts. Il n’y a pas de solution magique en la matière.

La France joue un rôle salutaire en montrant que la taxation des entreprises du numérique ne fonctionne pas avec les règles actuelles. Elle a raison de pousser ses partenaires européens et mondiaux à réagir. Mais pour être vraiment crédible, elle devrait présenter une solution mieux préparée sur le plan technique, juridique et allant politiquement au-delà de l’Europe. Et élargir son discours à l’ensemble des multinationales, celles du numérique ne sont pas les seules concernées par l’évitement fiscal.

Une façon d’avancer consisterait à soutenir la transparence publique dureporting pays par pays : une démonstration publique et régulière des pratiques fiscales honteuses des multinationales permettrait de nourrir le soutien des opinions publiques pour avancer. Mais encore faudrait-il que l’engagement du gouvernement en la matière soit sincère alors que ni le premier ministre, ni le président de la République n’ont envoyé le moindre signal en ce sens.